A propos des arrêts "SAS" du 19 novembre 2010 : "le salarié est-il toujours un sujet de droit ?"
Dans deux arrêts rendus le 19 novembre 2010 (pourvois n° E.10-10095 et n° Z.10-30215), la cour de cassation, siégeant en chambre mixte, s’est prononcée pour la première fois sur certaines des conditions dans lesquelles les représentants statutaires des SAS peuvent, déléguer leur pouvoir de licencier.
L’on verra que ces deux décisions, attendues fébrilement par les tenants d’une libéralisation totale des « pouvoirs » ou privilèges ? ) patronaux, ne peuvent convaincre. L’édifice vacille déjà parce qu’il concède par trop à des techniques imparfaites.
1 : Les enjeux :
Rappelons que selon l’article L 227-6 du code de commerce, la SAS est représentée à l’égard des tiers par un président désigné dans les conditions prévues par les statuts. Les statuts peuvent prévoir les conditions dans lesquelles une ou plusieurs personnes autres que le président, portant le titre de directeur général ou de directeur général délégué, peuvent exercer les pouvoirs confiés à ce dernier par le présent article.
Une partie du débat portait sur le point de savoir si ces dispositions limitent aux seuls dirigeants statutaires de la SAS, c’est à dire au président directeur général et au directeur général, le pouvoir de licencier, ou si, comme dans les autres sociétés, cette prérogative peut être déléguée à un autre membre de l’entreprise.
Nous avions été les premiers à lancer ce débat, il y a quelques années. Bientôt relayé par de nombreux autres mandataires syndicaux et avocats progressistes. Les salariés ont ainsi obtenu de nombreux succès auprès de la quasi-totalité des cours d’appel, dépassant largement l’enjeu des « SAS » (voir notamment à la même revue notre article du 24 août 2010 : « Comment utiliser le droit civil et celui « des affaires » contre les licenciements ? »).
En effet, les questions annexes que soulevaient cette controverse initiale avaient pour ambition de toucher, à terme, l’ensemble des sociétés, notamment au travers des questions cruciales « de la nécessité d’une délégation écrite ou non et de sa publication ou non ».
2 : Le licenciement : mode de « management » :
Les SAS « ED » et « Whirlpool France » avaient licencié des salariés par lettres recommandées signées, pour la première par le chef de secteur et le chef des ventes, pour la seconde par le responsable des ressources humaines.
La cour d’appel de VERSAILLES (arrêt du 05 novembre 2009) et la cour d’appel de PARIS (arrêt du 03 décembre 2009), avaient accueilli les demandes des salariés, la première en condamnant l’employeur à réintégrer le salarié au motif que son licenciement était nul et la seconde en accordant des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Dans les arrêts du 19 novembre 2010, la chambre mixte de la cour de cassation (composée de la deuxième chambre civile, de la chambre commerciale, financière et économique et de la chambre sociale), a cassé les arrêts rendus par les cours d’appel en jugeant que les dispositions de l’article L. 227-6 du Code de commerce n’excluent pas la possibilité, pour le président ou le directeur général, de déléguer le pouvoir d’effectuer des actes déterminés tel que celui d’engager ou de licencier les salariés de l’entreprise.
Cependant, cette question « de la possibilité pour les représentants légaux et/ou statutaires de déléguer leurs pouvoirs en certains domaines particuliers », n’était plus véritablement un enjeu et d’ailleurs, de notre coté, nous avions depuis longtemps adopté la même position.
La haute cour précise aussi qu’une telle délégation n’obéit à aucun formalisme particulier, qu’elle peut être ratifiée a posteriori, et peut résulter des fonctions même du salarié qui conduit la procédure de licenciement lorsque celui-ci est chargé de la gestion des ressources humaines.
Ceci revient à valider toute les dérives ou facilités que les « auteurs » des licenciements s’accordent et donc à affirmer que la société dispose des plus grandes « libertés » et « facilités » dans ses rapports avec ses salariés.
Les juristes d’affaire ont lutté avec ardeur pour ce résultat, qualifiant la jurisprudence majoritaire des juges du fond de « subversive », « virale » et « iconoclaste » (voir notamment « Nullité en droit du travail et délégation de pouvoirs dans la SAS », Patrick MORVAN JCP/La semaine Juridique – ES – n° 24, 15 juin 2010). Ils pensent donc avoir obtenu totale satisfaction et réclameront donc bientôt la suppression des autres formes sociétales.
Pousserons-nous l’insolence jusqu’à considérer les arrêts du 19 novembre 2010 comme succombant à la sainte doctrine d’un droit du travail « autonome » qui devrait se « marier harmonieusement » avec le droit des sociétés, sans empiéter sur son « terrain » ?
En tout cas, selon ces deux arrêts et le communiqué publié sur le site de la haute cour, les juges du fond auraient confondu le pouvoir général de représentation de la SAS à l’égard des tiers, soumis aux dispositions de l’art. L. 227-6 du Code de commerce, et la délégation de pouvoir fonctionnelle, qui permettrait aux représentants de toute société, y compris des SAS, de déléguer, conformément au droit commun, une partie de leurs pouvoirs afin d’assurer le fonctionnement interne de l’entreprise.
Il faut bien constater que la cour de cassation différencie la représentation de la société en « externe » vers les tiers, d’avec le mandatement (ou délégation) en « interne », pour les besoins de son fonctionnement.
On voit donc que l’enjeu n’était plus au niveau de la seule « SAS », mais qu’il se tournait vers l’ensemble des personnes morales. Il fallait donc arrêter l’engouement nouveau des « travaillistes » pour le « droit des sociétés », lequel pouvait considérablement « compliquer » la « vie » des entreprises.
A l’examen, la position de la chambre mixte suppose (bien que la haute cour n’ose pas le préciser), que le salarié ne serait pas un « véritable » tiers par rapport à la société, de sorte qu’un licenciement ne serait donc qu’un acte fonctionnel ou de management.
Par ailleurs, la délégation ne supporterait aucun formalisme particulier et pourrait subir une ratification a posteriori, ou résulter des fonctions de celui qui licencie.
3 : Le salarié : sujet de droit ou simplement assujetti ? :
Si la cour de cassation ne va pas jusqu’à qualifier explicitement le salarié de tiers (bien que la doctrine d’affaire l’ait sommé de clore aussi ce débat), c’est qu’elle sait qu’il s’agit d’une vision incompatible avec la réalité sociale et avec les théories juridiques et politiques générales de la relation de travail. La Cour de cassation se garde donc bien d’aborder directement ce point délicat, car elle sait aussi que son raisonnement du « 19 novembre 2010 » ne tient plus si son postulat implicite est remis en cause.
Or, voir dans le contrat de travail, une « association particulière » qui permettrait de considérer le salarié comme autre chose qu’un tiers au contrat de société, c’est lui nier sa personnalité juridique, c’est le considérer comme une simple marchandise, comme une « charge comptable » et non comme un être humain et un sujet de droit.
Aller jusqu’à refuser au salarié sa qualité de tiers lors de la rupture du contrat de travail (lequel n’est pas un simple « avatar » managérial), c’est le traiter comme un incapable juridique, comme un simple objet dont on se sépare sans autre considération.
Dans une société commerciale ou civile, il n’y a pourtant pas d’anti-chambre affectée aux salariés. On y est seulement dedans comme associé, ou dehors et le salarié, bien que participant au fonctionnement de l’entreprise, n’en reste pas moins un tiers au sens juridique du terme.
Ceci est vrai même si le salarié est associé, actionnaire, coopérateur, membre ou adhérent de la personne morale qui l’emploie, car dans le cadre de son contrat de travail, il intervient seulement pour fournir une force de travail physique et/ou intellectuelle (dirait-on par exemple que le salarié d’une association en devient membre automatiquement en signant un contrat de travail ?).
Le licenciement devient alors un acte incluant le pouvoir de représentation puisqu’il vise à mettre fin à une relation contractuelle avec un tiers ( acte de disposition ), à l’opposé d’un acte de fonctionnement interne ( d’administration ou de gestion ), s’exerçant dans le cadre du pouvoir de direction de l’employeur ( comme la faculté de contrôler le travail et de donner des ordre )].
Partant de là, le raisonnement de la cour de cassation ne convainc plus, y compris l’improbable « ratification ».
4 : Les délégations en matière de licenciement doivent être écrites et publiées :
Il n’est pas dans notre intention de soutenir qu’aucun mandataire ne pourrait procéder à un licenciement pour une personne morale. Un tel mandat est toujours possible, mais il requière des conditions particulières : un écrit et une publication.
Tout d’abord, il convient de vérifier si le règlement intérieur, les statuts, la CCN ou des textes légaux particuliers limitent ou attribuent spécifiquement le pouvoir de licencier à tel organe ou si, les mandataires sociaux ont toute liberté pour déléguer leurs pouvoirs.
Or, il résulte de l’art. 1988 du code civil que le « mandat général » n’embrasse que les actes d’administration. Pour les actes de « disposition », le mandat doit être, selon le texte, exprès, ce qui suppose qu’il soit écrit ( le mandat général ne peut concerner que les mandataires sociaux comme dans la SA le Président Directeur Général ou PDG ).
Ensuite, même si selon l’art. 1985 du code civil, le mandat « peut être donné verbalement » (c’est d’ailleurs quelques fois le cas du contrat de travail qui est un contrat de mandat ), le même texte exige que la preuve testimoniale en soit alors rapportée selon les prévisions des art. 1341 et suivants du code civil.
Ainsi, lorsqu’un salarié dénie toute valeur à une délégation de pouvoir verbale qui lui fait grief, le mandant( l’employeur ) et le mandataire ( le DRH par exemple ), sont tenus à faire la démonstration d’un « commencement de preuve par écrit », lequel ne pourrait alors émaner que du salarié ( art. 1347 CC ), ce qui semble difficile à rapporter.
Notons encore que selon l’art. 482 du code civil, les subdélégations doivent être « spéciales », ce qui suppose qu’elles soient, elles aussi, écrites.
Et pour les sociétés, au moins, une formalité de publication s’impose, car, outre les noms des représentants légaux et statutaires, les noms des tiers délégataires disposant d’une délégation large incluant notamment le pouvoir de prononcer des licenciements (s’agissant d’actes de disposition par opposition aux actes d’administration), doivent, à notre sens, être publiés au k-bis en application de l’art. R 123-54 du code du commerce qui prévoit en son « paragraphe 2°a », que sont également inscrit au k-bis les « tiers ayant le pouvoir de diriger, gérer ou engager à titre habituel la société avec l’indication qu’ils engagent seuls ou non la société vis-à-vis des tiers ».
Rappelons aussi, qu’en application de l’art. 1328 du code civil les actes sous seing privé (comme les mandats), ne sont opposables aux tiers qu’à partir de leur publication, ce qui oblige aussi à un écrit.
Le cas particulier de la SASU :
Dans la SASU ( SAS unipersonnelle ), l’associé unique dispose du contrôle totalitaire de la SAS. Il concentre en effet entre ses mains tous les pouvoirs et il peut donc cumuler la propriété totale du capital et la présidence de la SASU, sans aucun intermédiaire.
Ceci apporte de nombreux avantages, mais également de nombreux inconvénients, de sorte que l’associé unique est tenté ( poussé ? ), à déléguer ses obligations, responsabilités et pouvoirs.
L’article L 227-9 alinéa 3 du code de commerce dispose que "L’ASSOCIE UNIQUE NE PEUT DELEGUER SES POUVOIRS ". Lesdits pouvoirs n’étant cependant que ceux qui, dans une « véritable » société, reviennent à l’assemblée générale des associés ou des actionnaires.
L’associé unique peut donc nommer un Président ou tout autre dirigeant ( comme des Directeurs généraux ) et leur transmettre tous les pouvoirs nécessaires au fonctionnement et à la direction de la SASU, sauf en ce qui concerne les pouvoirs réservés par la loi au seul associé unique comme indiqué à l’article L 227-9, c’est à dire ceux normalement dévolus à la collectivité des associés.
Ainsi, comme dans la SAS, l’associé unique peut déléguer son pouvoir d’embauche, son pouvoir disciplinaire et celui de rompre un contrat de travail à un Président, à un Directeur général ou un Directeur général délégué comme prévu à l’art. L 227-6.
Rappelons qu’il faut néanmoins que les statuts le prévoient expressément. Indiquons d’ailleurs que l’art. L 227-5 précise que les statuts doivent prévoir « les conditions dans lesquelles la société est dirigée », de sorte que des délégations non-prévues par les statuts sont prohibées et, en tout cas, inopposables aux tiers et donc aux salariés (notons que ce point très important concernant l’ensemble des SAS, n’a pas été abordé par la cour de cassation qui ne répond généralement qu’aux questions qu’on lui pose).
De plus, l’article L 227-10 4ème alinéa dispose que " Par dérogation aux dispositions du premier alinéa, lorsque la société ne comprend qu’un seul associé, il est seulement fait mention au registre des décisions [ lequel est institué par l’art. L 227-9 pour toutes les décisions de l’associé unique ] des conventions intervenues directement ou par personnes interposées entre la société et son dirigeant. ".
Le registre est clairement identifié comme un registre spécial dans lequel doivent être consignées toutes les décisions de l’associé unique et notamment les délégations de pouvoir ( car il s’agit de conventions ).
Ainsi, dans la SASU le régime strict des délégations de pouvoir du Président vers les Directeurs de la SAS est encore plus restrictif, car les délégations de pouvoirs doivent être consignées sous la forme de conventions dans le « registre des décisions », lequel registre doit être visé par le greffe du Tribunal de commerce pour donner dates certaines aux conventions ( sauf à transmettre sans délai au greffe des extraits du registre certifiés conformes ) et pour permettre la publication des délégations de pouvoir au K bis.
Notons enfin que l’art. L 227-9 a été remanié par la loi du 02 janvier 2009, prévoyant que : « Lorsque l’associé unique, personne physique, assume personnellement la présidence de la société, le dépôt, dans le même délai, au registre du commerce et des sociétés de l’inventaire et des comptes annuels dûment signés vaut approbation des comptes sans que l’associé unique ait à porter au registre prévu à la phrase précédente le récépissé délivré par le greffe du tribunal de commerce ».
Ce rajout permet donc de considérer que toute exception à l’obligation de porter les actes de l’associé unique au registre des décisions doit être expressément prévue par la loi.
4 : Pour une résistance des juges du fond :
L’on voit donc que les deux arrêts chambre mixte du 19 novembre 2010, comportent un vice substantiel, puisqu’ils omettent de prendre en compte le fait juridique que constitue « l’externalité consubstantielle du salarié en rapport avec un employeur » et qu’ils n’abordent qu’une faible partie des questions qui ont resurgi ou qui se sont révélées à l’occasion des nombreuses affaires « SAS » traitées par les juges du fond.
La recherche éperdue de la « société idéale » (sans aucune contrainte ) que la SAS représente pour beaucoup et qui a conduit jusqu’à la « SASU mythique », conduit à une pure fiction fonctionnelle dans laquelle le droit du travail, collectif et individuel, est dilué, voir nié.
Il faudra bien qu’un jour la haute cour se rende compte de cette réalité et qu’elle participe à remettre l’humain au sein de ce système juridique en exigeant, au moins, qu’au moment de la rupture du contrat de travail, le salarié soit considéré comme un véritable sujet de droit et qu’il puisse savoir qui a réellement décidé de son sort et si l’auteur de la lettre de licenciement disposait de réels pouvoirs.
Prenons l’exemple de l’obligation de reclassement :
Même doté d’une délégation de pouvoir de licencier irréprochable formellement, certains « délégataires » n’ont généralement aucun moyen efficient de mettre en œuvre l’obligation de reclassement qui pèse sur l’employeur qu’il représente. Or, le respect de cette obligation est l’élément clef de la cause réelle et sérieuse.
Sans les moyens et l’autorité nécessaires ( et sans la compétence ), un simple exécutant ne peut donc rechercher réellement à reclasser un salarié surtout s’il s’agit d’une société composée de multiples établissements et encore moins au sein d’un groupe de sociétés.
Un véritable « pouvoir de reclassement » comprend donc la faculté d’investiguer et d’imposer un reclassement au sein de n’importe quel établissement ou société du Groupe.
On voit donc que le débat ne fait que recommencer.
Annexes :
Alain HINOT
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