Chronique ouvrière

A propos de L’hécatombe invisible (enquête sur les morts au travail) de Matthieu Lépine

dimanche 3 septembre 2023 par Irène GASARIAN

L’hécatombe invisible, enquête sur les morts au travail,

de Matthieu Lépine

Editions du Seuil, 2023, 224 pages., 19 €

Dans cet ouvrage, Matthieu Lépine livre un tour d’horizon très complet de la situation dramatique et pourtant totalement occultée – si ce n’est par les militants syndicaux et juristes attachés à la défense des droits ouvriers – des accidents du travail. Il s’agit d’une enquête destinée au grand public mais non moins intéressante par ses références et renvois à la législation, à la gestion administrative, aux formes de médiatisation ou absence de médiatisation -, enquête sur les conditions de travail qui font en France deux à trois morts par jour. Un bilan parmi les pires d’Europe, sans qu’on puisse exactement le chiffrer, scandaleuse anomalie que l’auteur décortique. En effet, la caisse d’assurance maladie n’offre de statistiques que sur le secteur privé, c’est-à-dire sur quelque 19 millions de salariés alors que la population active française en compte 29 millions. Sont omis des statistiques les secteurs public, agricole, les marins-pêcheurs, les indépendants dont cette nouvelle catégorie croissante des « auto-entrepreneurs » au nombre desquels les livreurs à vélo et bien d’autres. La vérité avoisinerait plutôt quelque 1000 morts par an, compte non tenu des accidents de trajets. Une hécatombe, dans le plus grand silence. Une hécatombe, dans la plus grande violence aussi, car il s’agit souvent de morts horribles : de vies broyées dans des machines, ensevelies sous des tonnes de sable voire dans du béton, de chutes fracassantes. Des drames indélébiles pour les victimes, les familles et les proches qui les vivent.

La force et l’originalité de cet ouvrage est de ne pas être celui d’un ou une syndicaliste ou juriste spécialisé dans la défense des salariés impactés (sans bien entendu sous-estimer ces ouvrages et témoignages de spécialistes !). Mais de la part de Matthieu Lépine, enseignant en histoire et géographie qui a pris à bras-le-corps, depuis 2019, cette réalité de la mort au travail, c’est une prouesse qui mérite remerciements d’avoir ainsi traqué cette réalité à travers la presse quotidienne régionale et d’avoir diffusé les données recueillies sur les réseaux sociaux. Des témoignages de victimes et leurs familles, de militants syndicaux, d’inspecteurs du travail, de médecins, d’avocats, de journalistes ont alors afflué. D’où un véritable dossier à charge contre le patronat et les responsables politiques qui au fil de tous les gouvernements successifs ont laissé les structures ad-hoc privées de moyens sérieux d’intervenir, ont laissé les mains libres, à peu de choses près, au patronat. L’auteur critique entre autres, chiffres à l’appui, les coupes d’effectifs des services de l’Inspection du travail.

Il est certain que Matthieu Lépine est d’abord « pris aux tripes » par l’hécatombe, par les traumatismes que vivent les familles des victimes, les proches des morts qui sont souvent très jeunes, dont des apprentis de 14 ans. Des photos s’égrènent à la fin de l’ouvrage, de ces victimes. « Mon fils est parti un matin au travail pour gagner sa vie et non pour la perdre », dit la mère de Guillaume. « J’aimerais tellement que la mort de mon enfant ne soit pas un fait divers dans un petit journal de province », dit celle de Benjamin.

L’empathie avec les victimes et leurs proches est le fil conducteur de l’ouvrage, qui n’en est pas moins une solide enquête débusquant – chiffres et faits à l’appui – les responsabilités (de patrons quasiment jamais reconnus coupables), dénonçant la fin des CHSCT, la baisse drastique des effectifs d’inspecteurs du travail (1 pour 10 000 salariés) et les lacunes criantes de la prévention et de la formation (surtout avec l’explosion de la main-d’œuvre précaire et des entreprises sous-traitantes qui se rejettent les responsabilités). L’auteur décrit aussi l’insupportable parcours du combattant qui est celui des victimes et de leurs familles, pour obtenir quelque réparation et surtout pour ne pas laisser impunies et oubliées les mutilations ou morts d’un proche.
Un ouvrage précieux.

A noter que Mediapart a consacré une émission, À l’air libre, à cet ouvrage et son auteur, le 9 mars 2023.


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