Chronique ouvrière

L’absence de cause réelle et sérieuse des licenciements des Conti confirmée en appel

mercredi 8 octobre 2014 par Pascal MOUSSY
CA Amiens 30 septembre 2014.pdf

Par ses arrêts rendus le 30 septembre dernier, la Cour d’appel d’Amiens a confirmé les jugements du 30 août 2013 par lesquels le Conseil de prud’hommes de Compiègne avait déclaré sans cause réelle et sérieuse les licenciements pour « motif économique » de 680 Conti.

La Cour d’appel d’Amiens, à la suite des premiers juges, a constaté l’existence d’une situation de co-emploi entre les sociétés Continental Aktiengesellchaft et SNC Continental France (avec toutes conséquences de droit notamment quant aux obligations incombant à chacune en leur qualité de co-employeur dans la mise en œuvre du licenciement contesté).

Elle a ensuite relevé l’absence d’une cause économique légitime de licenciement, dans la mesure où les licenciements s’inscrivaient, non dans le souci de faire face à des difficultés économiques ou de permettre la sauvegarde de la compétitivité, mais dans la volonté d’accroître la rentabilité du secteur d’activité du groupe auquel appartient la société SNC Continental France.

Elle a enfin souligné que les sociétés SNC Continental France et Continental Aktiengesellchaft ne pouvaient être considérées comme ayant satisfait à l’obligation préalable et individuelle de reclassement mise à leur charge.

L’arrêt de la Cour d’appel d’Amiens, très précisément motivé et rédigé d’une écriture limpide, se suffit à lui-même.

Le jugement prud’homal qui est confirmé par cet arrêt a par ailleurs fait l’objet d’un commentaire détaillé sur le site de la présente revue (Pascal MOUSSY, « L’usine de Clairoix a été fermée pour accroître les profits ! 680 Conti obtiennent du juge prud’homal une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse », Chronique Ouvrière du 3 septembre 2013 : http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article762).

Il n’est donc pas question de consacrer ici de longs développements à paraphraser l’arrêt de la Cour d’appel d’Amiens.

Il sera juste observé que les juges d’appel ont apporté, concernant l’affaire qui leur était soumise, des précisions complémentaires sur la notion de « co-emploi » et sur celle du « secteur d’activité » qui doit constituer le cadre d’appréciation de la réalité du motif économique du licenciement.

I. Une démonstration didactique d’une situation de « co-emploi ».

En ce qui concerne le « co-emploi », l’arrêt Molex (Cass. Soc. 2 juillet 2014, Dr. Ouv. 2014, 653, note M. Castel) a récemment défrayé la chronique. La Cour de cassation a souligné que « hors l’existence d’u lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être considérée comme un co-employeur à l’égard du personnel employé par une autre, que s’il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les société appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activité et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière ». La Chambre sociale a ensuite précisé, pour casser l’arrêt de la Cour d’appel qui était déféré à sa censure, que « le fait que les dirigeants de la filiale proviennent du groupe et que la société mère ait pris dans le cadre de la politique du groupe des décisions affectant le devenir de la filiale et se soit engagée à fournir les moyens nécessaires au financement des mesures sociales liées à la fermeture du site et à la suppression des emplois, ne pouvait suffire à caractériser une situation de co-emploi ».

Des juristes patronaux ont manifesté bruyamment leur enthousiasme devant un « coup d’arrêt » (J GRANGE, Avocat associé, cabinet Flichy Grangé, « L’arrêt Molex : le coup d’arrêt au co-emploi », Semaine sociale Lamy du 29 septembre 2014,
n° 1645, 11 et s.).

Des membres de l’Université, plus nuancés et plus exacts, ont préféré parler d’un « rappel à l’ordre » (G. AUZERO, « Co-emploi : le rappel à l’ordre de la Cour de cassation », Semaine sociale Lamy du 29 septembre 2014, n° 1645, 7 et s.). Le « co-emploi » doit être compris comme la sanction d’une « anormalité » et « n’a donc pas pour objet de remettre en cause, de façon générale, le fonctionnement des groupes de sociétés, dont l’existence est fondé sur une logique de domination ou de contrôle » (G. AUZERO, art. préc., 8). « De notre point de vue, l’arrêt Molex ne sonne pas le glas du-emploi, qui pourra donc toujours être retenu dans l’avenir. Mais il appartiendra aux juges du fond, au risque d’encourir la censure de la chambre sociale, de bien caractériser la triple confusion d’intérêts, d’activités et de direction, c’est-à-dire la double immixtion de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale. Concrètement cela reviendra à démontrer que la société filiale n’est, au fond, qu’une société dirigée, en fait, tant sur le plan économique que social, par la société qui la contrôle et dans son seul intérêt » (G. AUZERO, art. préc., 9).

La Cour d’appel d’Amiens a bien pris en compte le message envoyé par l’arrêt Molex.

Elle donne en premier lieu une définition du « co-emploi » qui s’inscrit dans le droit fil des attendus de l’arrêt rendu par la Cour de cassation au début de l’été.

« Attendu que si elle peut parfois découler d’un rapport de subordination directe entre une entreprise et le personnel d’une autre sur lequel elle exerce son autorité, la qualité de co-employeur est le plus souvent déduite d’une confusion d’intérêts, d’activité et de direction, révélatrice en définitive d’une absence d’autonomie véritable en matière de gestion des entités en cause, permettant de reconnaître chacune des entités comme employeur en ce que la gestion et la direction de l’entreprise sont assurées du point de vue économique et social par l’une et l’autre ou le plus souvent notamment par l’une au détriment de l’autre, laquelle, privée d’autonomie dans l’exercice de ses prérogatives d’employeur, se trouve de fait ramenée au rang de simple établissement ;

Attendu qu’ainsi défini au travers du critère de confusion d’intérêts, d’activité et de direction, le co-emploi entre sociétés d’un même groupe renvoie en définitive à la situation dans laquelle une entreprise (en général la société mère) intervient dans le fonctionnement et la conduite de l’activité d’une autre (une filiale généralement) en la privant des attributs de son autonomie en matière de direction et de gestion économique et sociale, situation de confusion qui permet de la distinguer de la notion de communauté d’intérêts et de gestion nécessairement attachée à l’appartenance à un groupe au sein duquel se nouent entre les sociétés concernées des rapports d’affaires plus étroits que ceux pouvant exister avec des entreprises extérieures, notamment en matière de définition et de coordination des politiques économiques, de mise en commun de moyens d’exploitation ou de concours financiers ».

La Cour d’appel d’Amiens a ensuite indiqué de façon détaillée en quoi était caractérisée une situation de co-emploi entre les sociétés Continental Aktiengesellchaft et SNC Continental France.

- La société mère Continental Aktiengesellchaft exerce (et exerçait à tout le moins au moment de la décision de fermeture du site de Clairoix par l’intermédiaire d’une filiale contrôlée 100 %) un contrôle opérationnel et constant sur la SNC Continental France, elle-même filiale détenue à 100 %, œuvrant dans le même secteur d’activité de pneumatiques, à laquelle elle dicte et impose ses choix stratégiques et prend à sa place les décisions les plus importantes en matière de gestion économique et sociale, au point de la ravaler au rang de simple rouage dans le développement de son activité et dans la réalisation de ses propres objectifs et de ceux du groupe qu’elle contrôle.

- La décision de restructuration et de fermeture de l’établissement de production de Clairoix et donc la suppression consécutive de plus de 1100 emplois ont été prises, pur des raisons de pure stratégie industrielle destinées à améliorer les performances du groupe dans le secteur considéré, au niveau de Continental Aktiengesellchaft et imposée à la SNC Continental France chargée de la mettre en œuvre sous le contrôle étroit de sa maison mère qui, pour bien signifier où se situait le pouvoir de décision, n’a manifestement pas hésité à se substituer purement et simplement à sa filiale lorsqu’il a fallu s’expliquer devant les médias ou les élus locaux ou s’adresser aux salariés du site de Clairoix ou encore rencontrer les plus hautes autorités politiques françaises mobilisées par le projet de licenciement collectif.

- Continental Aktiengesellchaft a par ailleurs été l’inspiratrice directe des différents accords conclus au mois de juin 2009 relativement au projet de licenciement économique à mettre en œuvre au sein de Continental France, accords dans lesquels elle apparaît soit comme partie contractante soit partie prenante et qui comportent engagement de sa part d’exécuter en cas de défaillance de sa filiale les obligations souscrites par cette dernière, au demeurant dans certains cas en tant que simple mandataire titulaire d’une délégation de pouvoir de sa maison mère.

- L’activité économique de la société Continental France, qui n’a en vérité d’autre clientèle que celle qui lui est désignée par sa maison-mère, est maîtrisée et étroitement contrôlée par Continental Aktiengesellchaft qui définit et impose à sa filiale ses choix et orientations économiques en fonction de ses propres intérêts et de ceux du groupe qu’elle contrôle, notamment en termes de produits , volumes de production, clients et prix, fixe des ratios de performance opérationnelle (cadence de production de pneus par homme et par heure) et les objectifs à atteindre sous la menace de se désengager financièrement vis-à-vis de sa filiale dont la viabilité et au-delà la pérennité se trouvent ainsi dans la dépendance de décisions prises par Continental Aktiengesellchaft en fonction de critères de rentabilité et de performances unilatéralement imposés.

- L’intervention de Continental Aktiengesellchaft est également constatée dans le domaine de la gestion des ressources humaines ainsi qu’il ressort notamment des conséquences directes en matière d’emploi de sa décision de fermeture de l’établissement de Clairoix, de la gestion par ses soins des procédures de reclassement des salariés de Continental France visés par le licenciement collectif, de ses interventions en matière d’exécution des contrats de travail des salariés de Continental France, notamment pour fixer le seuil de déclenchement de l’attribution de certaines primes ou avantages en fonction d’indicateurs de performance des différents sites industriels ou de critères sociaux (taux d’absentéisme…), de la réalisation ou non des objectifs assignés par le groupe en ces domaines.
En présence de l’ensemble de ces éléments caractérisant « une immixtion anormale » de la société mère dans la gestion de sa filiale, la Cour d’appel d’Amiens ne pouvait que conclure à une situation de « co-emploi ».

II. Une délimitation pertinente du périmètre d’appréciation de la réalité du motif économique des licenciements.

Il est aujourd’hui acquis que, lorsque l’entreprise appartient à un groupe, le périmètre d’appréciation des difficultés économiques ou de la sauvegarde de la compétitivité est le « secteur d’activité » du groupe auquel l’entreprise appartient.

La notion de « secteur d’activité » n’est pas définie par la loi mais a fait l’objet d’une construction jurisprudentielle. Il ressort de celle-ci que relèvent d’un même secteur d’activité « les entreprises dont l’activité économique a le même objet, quelles que soient les différences tenant aux modes de production des biens ou des fournitures de services » (voir « Le licenciement économique. Identifier le motif. Respecter les procédures », Liaisons sociales, septembre 2012, 21).

Il a été précisé par la Cour de cassation que la spécialisation d’une entreprise au sein d’un groupe ne suffit pas à exclure son rattachement à un secteur d’activité plus étendu, au niveau duquel doivent être appréciés les difficultés économiques (voir Cass. Soc. 8 juillet 2008, n° 06-45934 ; Cass. Soc. 23 juin 2009, n° 07-45668, Bull. V, n° 161).

Il a été relevé que la solution retenue par la Cour de cassation semble avoir été prise « afin d’éviter qu’une spécialisation des filiales d’un groupe permette d’échapper à la rigueur du contrôle des licenciements pour motif économique ». « Les magistrats condamnent ainsi les tentatives de spécialiser à dessein une activité afin de chercher à l’extraire du périmètre d’examen, tentation d’autant plus forte si l’employeur désireux de procéder à un licenciement est gêné par une filiale dont l’activité est très proche des autres et dégage de forts bénéfices » (H. GUYADER, « Les contours de la notion du secteur d’activité », Semaine sociale Lamy, 2009, n° 1411).

La Cour d’appel d’Amiens s’inscrit dans ce refus d’une spécialisation excessive ayant pour objet ou pour effet de fausser l’appréciation de la réalité du motif économique des licenciements.

Elle rappelle qu’« il est en effet de principe constant qu’il n’y a pas lieu de distinguer pour la détermination du secteur pertinent d’appréciation de la cause économique en fonction de l’usage auquel les produits fabriqués sont destinés, la clientèle concernée, la spécialisation d’une entreprise dans une ligne de produits et son rattachement à une unité particulière au sein d’un groupe ne suffisant pas à exclure son rattachement à un même secteur d’activité ».

La Cour d’Amiens relève ensuite que « le secteur pertinent d’appréciation est en l’occurrence celui de la fabrication et de la commercialisation pneumatiques, dont les éléments du dossier révèlent, au travers notamment de son résultat opérationnel corrigé pour l’année 2009 chiffré à plus d’un milliard d’euros, qu’il ne connaissait pas davantage de difficultés économiques, ni de menaces en termes de compétitivité, les lettres de licenciement ou les conventions de rupture amiable ne faisant au demeurant expressément état d’aucune cause économique éprouvée au niveau du secteur « Rubber » pris dans son ensemble ».

Et il a été souligné par les juges d’appel que « les éléments du dossier révèlent en définitive une situation économique et financière du groupe à la fois solide et stable et un excellent positionnement concurrentiel sur le marché du pneumatique, globalement en croissance compte tenu de l’augmentation de la demande des pays émergents, ainsi qu’en atteste la croissance constante en milliards d’euros du volume de ses ventes consolidées ».

Cette absence de difficultés économiques ou de menaces pesant sur la compétitivité au niveau du secteur « Rubber » du groupe Continental ne pouvait qu’entraîner la confirmation des jugements prud’homaux qui avaient considéré les licenciements des Conti comme dépourvus de cause réelle et sérieuse.


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