A propos de l’action prud’homale pour un « commerce équitable » de la force de travail
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Il est de bon ton aujourd’hui de parler du « commerce équitable » qui est fondé sur le principe d’une « juste rémunération du travail des producteurs et artisans les plus défavorisés, leur permettant de satisfaire leurs besoins élémentaires : santé, éducation, logement, protection sociale » [1] Cette exigence d’une juste rétribution paraît tellement universelle qu’elle devrait bien sûr concerner le salaire perçu par le travailleur en contrepartie de sa prestation de travail.
Mais le doute est permis. Il est même professé par ceux -et il en reste encore un certain nombre dans les rangs du mouvement ouvrier- qui ont lu attentivement les explications données par Marx sur l’origine du profit. « Ce que l’ouvrier vend, ce n’est pas directement son travail, mais sa force de travail, qu’il met temporairement à la disposition du capitaliste … La valeur de la force travail est déterminée par la valeur des moyens de subsistance nécessaire pour produire, développer, conserver et perpétuer la force de travail…La quantité de travail qui limite la valeur de la force de travail de l’ouvrier n’impose aucune limite à la quantité de travail que cette force est capable d’exécuter… En payant la valeur journalière ou hebdomadaire de l’ouvrier fileur, le capitaliste s’est acquis le droit de se servir de celle-ci pendant toute la journée ou toute la semaine. Il le fera donc travailler, mettons 12 heures par jour. En sus et au surplus des 6 heures qui lui sont nécessaires pour produire l’équivalent de son salaire, c’est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra donc travailler 6 autres heures que j’appellerai les heures de surtravail, lequel surtravail se réalisera en une plus-value et un surproduit… La valeur ou le prix de la force de travail prend l’apparence extérieure du prix ou de la valeur du travail lui-même… Quoiqu’une partie seulement du travail journalier de l’ouvrier soit payée, tandis que l’autre partie reste impayée, et bien que ce soit précisément cette partie non payée ou surtravail qui constitue le fonds d’où se forme la plus-value ou profit, il semble que le travail tout entier soit du travail payé. C’est cette fausse apparence qui distingue le travail salarié des autres formes historiques de travail. Sur la base du système du salariat, même le travail non payé semble être du travail payé… La plus-value, c’est-à-dire la partie de la valeur totale des marchandises dans laquelle est incorporé le surtravail, le travail impayé de l’ouvrier, je l’appelle le profit » [2].
Le contrat s’est révélé l’instrument idéal pour masquer la nature de toute cette entreprise. « L’opération d’achat de la force de travail à consommer est fondamentalement et nécessairement juridique, dès lors que rien ne contraint à la fourniture du surtravail. C’est l’institution du contrat de travail, sa nature juridique d’accord entre sujets frappés d’égalité civile qui rendent possible en l’escamotant l’extorsion de la plus-value et font que le surproduit appartient de « lui-même » au maître des moyens de production » [3]. Le salaire contractuel est présenté comme la rémunération du travail et non comme le seul coût de l’entretien de la « force de travail », concept peu familier du langage du droit du travail [4].
Les partisans d’un salaire « équitable » [5] pourraient avoir envie d’en découdre avec la mystification qui a présidé à la formation du contrat de travail.
Certains pourraient être tentés de mener leur combat au nom d’un romantisme voulant que le prix du travail soit le fruit d’un échange de volontés cristallisant une liberté totale de consentement. Choqués par le constat que « le contrat de travail est en réalité assez rétif à toute idée de véritable négociation de son contenu » [6] , ils chercheraient dans les principes fondamentaux du droit du contrat des réponses permettant de corriger le prix résultant d’un échange trop déséquilibré. Mais leur quête risque d’être vaine (I). La réalité doit être affrontée en face. Le pouvoir est là… y compris au moment de la formation du contrat [7]. Mais la liberté contractuelle qui a permis de fixer un salaire inéquitable peut être neutralisée non seulement par les mécanismes habituels de l’ordre public social mais aussi par des actions prud’homales affirmant toute la légitimité de la revendication d’un salaire décent (II).
I. Il est illusoire d’attendre du droit des contrats qu’il corrige le déséquilibre inhérent à la formation du contrat de travail.
Le contrat de travail est bien certainement « l’archétype du contrat dirigé » [8]. C’est dès lors en toute logique que ce soit le futur patron qui ait le dernier mot dans la détermination du montant du salaire, lorsque se forme le contrat.
Le salarié pourrait certes se plaindre d’une lésion, c’est-à-dire du « préjudice que subit l’une des parties au contrat du fait de l’inégalité originaire des prestations réciproques » [9]. Mais cela ne lui permettra pas de remettre en question l’évaluation restrictive de la rémunération de sa prestation de travail. L’article 1118 du Code civil pose en effet la règle que la lésion n’est pas une cause de rescision des contrats, qu’elle n’affecte pas leur validité [10]. « Cela tient à ce que notre système juridique ne consacre pas un principe de justice commutative, qui voudrait que dans chaque contrat les sacrifices consentis par les parties soient objectivement équivalents. La loi se satisfait d’une équivalence subjective : il suffit que les contractants aient regardé les prestations convenues comme équivalentes pour que le contrat soit valide, peu important que cette équivalence ne soit qu’une illusion » [11] .
Le « droit de critique » [12] aurait-il plus de chances de succès s’il s’exerçait en faisant valoir que le « contrat d’adhésion » que constitue le contrat de travail [13] a permis à l’employeur d’octroyer une « contrepartie dérisoire » en échange de l’utilisation de la force de travail ?
Il paraît que « la contrainte est incompatible avec la formation du contrat » [14] . Elle est pourtant bien présente lorsque l’état de dépendance économique [15] conduit le candidat à l’embauche à accepter le salaire « proposé ». Ne serions-nous pas en présence de la violence, censée vicier le consentement qui donne naissance au contrat ?
A. Le prix de la force de travail n’est pas considéré comme une « contrepartie dérisoire » qui rend le contrat sans cause.
La cause est présentée par la doctrine classique comme la cause de l’obligation, c’est-à-dire « le but déterminant en vue duquel le débiteur s’engage envers le créancier » [16]. La cause est nécessaire. L’absence de cause est « une imperfection entraînant la nullité absolue de l’acte juridique qui tient, dans les contrats synallagmatiques, au défaut de contrepartie (ex. dans le contrat de travail l’absence de salaire prive de cause l’obligation de travailler et vice versa) » [17] .
La cause est présentée comme jouant un rôle de « protection individuelle », lorsqu’une annulation du contrat pour absence de cause est prononcée en présence d’une contrepartie qualifiée de « dérisoire » [18].
La Chambre commerciale de la Cour de cassation, notamment par un arrêt remarqué du 14 octobre 1997 [19] , rendu à l’occasion d’un contentieux survenu entre un fournisseur et un revendeur, a retenu la qualification de « contrepartie dérisoire » en présence d’une disproportion entre deux obligations. Mais, il a été souligné, à propos de cet arrêt, qu’ « il ne peut en être déduit qu’il aurait admis de façon générale qu’une contrepartie seulement insuffisante pourrait être assimilée à une contrepartie dérisoire » [20].
Dans le même ordre d’idée, la Chambre commerciale, par un arrêt du 23 octobre 2007, a posé le principe que devait encourir l’annulation une cession de parts sociales effectuée sans « prix sérieux » [21].
Cette notion d’absence de « prix sérieux » ou de « contrepartie dérisoire » n’est pas totalement inconnue de la Chambre sociale de la Cour de cassation, lorsqu’elle intervient dans le contentieux prud’homal. Par un arrêt du 15 novembre 2006, la Chambre sociale a approuvé les juges du fond d’avoir déclaré illicite une clause de non-concurrence après avoir fortement affirmé qu’ « une contrepartie financière dérisoire à la clause de non-concurrence contenue dans un contrat de travail équivaut à une absence de contrepartie » [22].
Il est toutefois peu probable que la Chambre sociale accepte de reconnaître l’illicéité du salaire fixé au moment de la formation du contrat de travail pour cause de « contrepartie dérisoire ».
Comme il l’a été relevé un peu plus haut, insuffisant n’est pas nécessairement synonyme de dérisoire. Il n’est pas acquis que la majorité des conseillers de la Chambre sociale soit convaincue par la démonstration faite dans Salaire, prix et profit et soit par conséquent indignée par l’absence de rémunération du surtravail. Ensuite, le raisonnement peut être tenu que la liberté contractuelle est encadrée par des règles d’ordre public qui permettent aux travailleurs de percevoir une rémunération minimale et qu’il est dès lors inconvenant de jeter l’opprobre sur la partie patronale au contrat de travail en lui reprochant de payer un prix insignifiant.
L’emploi du qualificatif « dérisoire » supposerait que la Chambre sociale veuille bien participer à la dénonciation du mécanisme contractuel qui permet de couvrir l’extorsion de la plus-value. Ce qui est peut-être beaucoup lui demander.
B. L’état de dépendance économique qui contraint à accepter le salaire proposé n’est pas en soi constitutif du vice de violence.
Le principe est posé par l’article 1109 du Code civil que le consentement doit être libre et non vicié [23]. La violence qui est visée par cet article comme pouvant altérer le consentement est définie par l’article 1112 du même code : « Il y a violence lorsqu’elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu’elle peut lui inspirer la crainte d’exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent ». Le vice de violence apparaît ainsi constitué par une contrainte qui altère la liberté du consentement. Il a été relevé que « de tous les vices du consentement, la violence pourrait être le plus adapté au travail salarié. Non pas tant en raison du lien juridique de subordination qui caractérise ce dernier que de la dépendance économique dans laquelle est généralement placé le salarié pour lequel la rémunération du travail est une nécessité indiscutable » [24].
Mais le seul état de contrainte ne suffit pas à caractériser la violence. « Pour que la contrainte économique qui pèse sur le salarié soit assimilée à un vice de violence, le salarié doit démontrer qu’une menace économique pèse sur lui et que l’employeur en a profité pour obtenir un accord déséquilibré » [25]. La reconnaissance de la violence comme vice du consentement suppose donc un rôle actif de l’employeur, qui doit explicitement user de la menace pour extorquer l’accord.
Par un arrêt remarqué du 3 avril 2002 rendu à l’occasion du contentieux suscité par une cession par une salariée de ses droits d’auteur à son employeur, dans un contexte de compression du personnel au sein de l’entreprise , la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a précisé que « seule l’exploitation abusive d’une situation de dépendance économique, faite pour tirer profit de la crainte d’un mal menaçant directement les intérêts légitimes de la personne, peut vicier de violence son consentement » [26] .
La Cour de cassation n’a donc pas suivi les juges d’appel qui avaient considéré que l’abus résidait « non pas dans le comportement ou la psychologie de l’employeur, ni même dans la menace plus ou moins directe d’une intégration dans un plan de licenciement économique, mais dans le déséquilibre contractuel manifeste affectant la convention » [27].
L’affirmation par la Cour de cassation de la nécessité de mettre en exergue les agissements de l’employeur pour que soit caractérisée la violence économique n’a pas convaincu tout le monde, à commencer par l’annotateur de l’arrêt dans la revue Dalloz. « Lorsqu’il existe un déséquilibre de puissance économique manifeste entre deux parties contractantes et un déséquilibre contractuel symétrique et tout aussi manifeste entre les droits et obligations réciproques, il serait juste de présumer que le second a pour cause efficiente le premier, sans exiger d’autre preuve à la charge du cocontractant économiquement faible. A la partie économiquement puissante, en l’espèce l’employeur, de prouver que, contrairement aux apparences, la disproportion avérée des prestations s’explique par une raison légitime » [28].
Mais il est fortement probable que la Cour de cassation persiste dans son refus de qualifier de violence la situation de contrainte économique conduisant celui qui offre sa force de travail à accepter le salaire fixé par l’employeur au moment de la formation du contrat. Il n’y a nul besoin que soit explicitement agitée la menace du maintien au chômage pour inciter à l’acceptation du prix proposé. Tout est alors dans l’implicite. Cela se passe d’une manière tout à fait civilisée. Y voir de la violence constituerait une critique radicale de l’illusion de liberté mis en scène par le contrat de travail. Il suffit de veiller à ce que l’échange des volontés s’opère le plus civilement possible, sans haussement de ton. « L’échange, c’est-à-dire la circulation des marchandises, suppose que les échangistes se reconnaissent mutuellement comme propriétaires. Cette reconnaissance, qui apparaît sous la forme d’une conviction interne ou de l’impératif catégorique, est le maximum concevable auquel peut se hisser une société de production marchande » [29].
Abandonnons donc la théorie de la violence et laissons le contrat assumer fièrement sa fonction de faire en sorte que « le rapport d’exploitation se réalise formellement comme rapport entre deux propriétaires de marchandises « indépendants » et « égaux », dont l’un le prolétaire, vend sa force de travail et l’autre, le capitaliste, achète celle-ci » [30].
En définitive, il n’y a pas grand-chose à regretter. Les ressources du contrat, dans l’hypothèse d’une annulation, sont limitées. Même si le juge retenait le vice de violence et procédait à l’anéantissement du contrat de travail entaché d’un salaire imposé par la contrainte, le principe de l’intangibilité des conventions ne permettrait au salarié d’obtenir une condamnation de l’employeur à lui verser une meilleure rémunération. Le travailleur aurait seulement obtenu de se retrouver avec un contrat de travail annulé, donc sans emploi…
La perspective sera plus riante si le chemin du tribunal est pris, non pour demander l’annulation d’un accord obtenu suite à de mauvais agissements, mais pour voir prise en compte, indépendamment des vicissitudes du contrat, la revendication d’un salaire permettant de vivre décemment.
II. Le droit à une « rémunération équitable » permet de briser le carcan contractuel.
Le constat de l’inégalité des parties au contrat et le souci de protection de la « partie faible » a conduit à la mise en place d’un ordre public économique. « Le droit privé a considérablement évolué, depuis 1804, dans sa perception des rapports individuels, substituant progressivement à la fiction d’une égalité entre les contractants la réalité d’une opposition entre une partie faible et une partie forte… Plutôt que chercher une égalité entre le « faible » et le « fort », d’autant plus vaine que ce n’est pas le droit mais essentiellement le fait qui crée l’asymétrie, ne vaut-il pas mieux admettre la situation de pouvoir et adopter comme point de départ un postulat d’égalité ? L’idée de « corriger » les différentes asymétries et ainsi de procéder au « rééquilibrage du contrat » n’est rien d’autre que la conséquence de la fiction d’égalité des parties au contrat » [31]. « Or, c’est précisément cette nécessité de « moralité » dans les contrats qui va introduire le dépassement du code civil. Les règles civilistes qui condamnent les contrats « obtenus par violence » ne suffisent pas à garantir l’équité, car « les injustices imposées par la violence ne sont pas les seules qui puissent être commises au cours des relations contractuelles ». Il y a injustice à acquérir des biens à un prix inférieur à sa valeur. Or les contrats « libres » peuvent être immoraux de ce point de vue. C’est là que l’Etat intervient, pour introduire la justice dans les contrats » [32].
Mais il n’en résulte pas nécessairement que le montant du salaire minimum fixé suite à l’intervention de l’Etat (ou, éventuellement, du fait de l’intervention de la négociation collective), soit considéré comme satisfaisant du point de vue du salarié attaché à une certaine conception de la justice ou, si l’on préfère, de l’équité [33].
Tout le monde sait que, depuis le renversement de l’Ancien régime, les juges doivent s’en tenir au rôle de fidèles serviteurs de la loi votée par les représentants des citoyens et ne peuvent statuer en équité [34] . Il pourrait en être déduit qu’il serait vain d’obtenir de leur part qu’ils procèdent au réajustement du salaire minimal fixé par les normes garantes de l’ordre public de protection. Il en saurait cependant être oublié que le code du travail proclame son attachement aux droits des personnes, qui ne peuvent faire l’objet « de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » [35]. Le droit à une « rémunération équitable » rentre incontestablement dans la catégorie des droits fondamentaux de la personne qui sont reconnus au-delà des frontières.
Il ne saurait non plus être perdu de vue que le salaire peut être amené à croître avec l’évolution à la hausse du « rapport de force » [36]. Et celui-ci, pour bien se développer, a besoin de « solides contenus revendicatifs » [37]. Il s’agit, pour le militant syndical, de mobiliser à partir d’une revendication qui refuse de se résoudre à l’inacceptable réalité. « Le travail n’est pas, ne peut pas être une marchandise » [38]. L’action prud’homale peut contribuer aux succès de demain en renforçant la conviction de la totale légitimité de l’exigence d’un « salaire décent ».
A. Les juges sont garants d’un ordre public social qui est amené à contrarier la liberté contractuelle de fixation du salaire.
Si la détermination du montant de la rémunération résulte en principe du contrat de travail, c’est sous réserve de respecter les minimas légaux et conventionnels [39].
Les dispositions d’ordre public du code du travail prévoient un salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) ayant pour objet d’assurer aux salariés dont les rémunérations sont les plus faibles la garantie de leur pouvoir d’achat et une participation au développement économique de la nation [40].
Indépendamment du salaire légal, le principe de libre détermination du salaire par l’employeur est encadré par les conventions et accords collectifs applicables à l’entreprise. « Deux types d’accord interviennent dans la détermination du salaire : les accords de classification, qui fixent le cadre de référence et les règles applicables en matière de détermination du salaire et les accords de salaire dont l’objet est d’agir directement sur le montant des salaires effectifs » [41].
La liberté contractuelle de fixation du salaire n’est donc pas absolue. Elle doit tenir compte de ce qui a été appelé un « ordre public d’orientation », qui se décompose en un « ordre public économique proprement salarial », marqué par l’intervention de l’autorité étatique et en une détermination des salaires par voie de conventions et d’accords collectifs [42].
Lorsque surgit un contentieux portant sur le caractère insuffisant du salaire convenu, les juges sont dès lors attentifs à ce que l’employeur n’ait pas profité de la faiblesse économique du candidat à l’embauche pour le priver de la garantie des ressources minimales prévues par les dispositions légales et conventionnels applicables.
Mais, au-delà des règles protectrices offertes par le droit interne, le salarié qui s’estime lésé par les termes de l’échange contractuel peut se prévaloir du droit à une « rémunération équitable ».
Les principes du « commerce équitable », évoqué au début de ces propos, font référence à l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme [43] , qui dispose que « quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine ».
Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 [44] s’inscrit dans le même ordre d’idées.
Son article 6 affirme le « droit qu’a toute personne de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté » et l’article 7 prévoie que la rémunération doit procurer, au minimum, à tous les travailleurs un « salaire équitable » et « une existence décente pour eux et leur famille ».
Il en ressort que le travailleur est en droit de ne pas se sentir lié par les termes de l’échange s’il apparaît que le prix contractuel de la force de travail ne présente pas le caractère d’un salaire convenable. Il lui appartient alors de prendre le chemin de la salle d’audience prud’homale pour faire valoir son exigence d’un salaire décent.
B. L’action prud’homale peut servir de caisse de résonance à la revendication d’un salaire décent.
Le juge social devrait être a priori sensible à l’affirmation universelle de la dignité du travailleur. « Valeur fondamentale de nombreux systèmes juridiques, la dignité de la personne humaine inclut nécessairement la personne du travailleur. Plus largement, cette dignité peut donc également liée au travail. En effet, l’exercice d’une activité professionnelle remplit une fonction socialisante : le travail doit procurer à son auteur des moyens de subsistance et une juste reconnaissance, parce qu’il est utile en tant que membre de la collectivité. Outre la liberté de travailler et l’organisation de l’accès au marché de l’emploi, il a pu ainsi être proposé que l’emblématique droit au travail, appréhendé comme un véritable droit de l’Homme, inclut la dignité » [45].
Il est vrai qu’aucun article du code du travail ne dispose expressément que la prise en compte de la dignité du travailleur exige de l’employeur qu’il lui verse un « salaire décent ».
Mais les circonstances dans lesquelles, à partir du texte de loi affirmant l’obligation d’une égalité de rémunération entre les hommes et les femmes, a été proclamé le principe « à travail égal, salaire égal » ont montré que le juge, savait à l’occasion faire preuve de « virtuosité » [46]. L’exemple du CNE a par ailleurs montré qu’il ne se laissait pas arrêter par le texte de l’ordre public interne, lorsque celui-ci se révèle non conforme aux dispositions d’une norme internationale [47].
L’actualité du SMIC est là pour nous rappeler que le tout récent relèvement du salaire minimum légal à taux horaire de 9 € (ce qui équivaut à un montant mensuel de 1365 €) [48] ne correspond pas à la conception qu’a la CGT du salaire décent… qui ne saurait être en-dessous de 1600 € par mois [49]. Il serait tout à fait envisageable, pour un salarié payé au SMIC et ne bénéficiant pas d’un salaire conventionnel d’un montant supérieur de saisir la juridiction prud’homale en déposant une demande tendant au versement d’un salaire mensuel décent de 1600 €.
Il ne s’agirait pas alors d’entrer timidement dans la salle d’audience prud’homale. Verser au travailleur corvéable à temps plein une rémunération qui lui permette de gagner sa vie est sans nul doute une « obligation qui n’est pas sérieusement contestable » justifiant l’intervention de la formation de référé [50]. Et cette revendication judicaire du versement d’un salaire décent est bien sûr de nature à susciter et justifier, aux côtés du demandeur, l’intervention syndicale prévue par les dispositions de l’article L. 2132-3 du Code du travail.
Si l’on revient aux fondamentaux, on ne peut qu’être conforté dans la légitimé de porter la revendication du « salaire équitable » devant les juges élus pour régler les différends qui peuvent s’élever à l’occasion du contrat de travail. Lénine a souligné l’importance du conseil de prud’hommes pour faire connaître la revendication intéressant l’intérêt général. Il a également relevé que la fréquentation de la juridiction peut faire naître des adeptes à des « revendications plus radicales ».
En incitant les salariés concernés à multiplier les actions prud’homales en vue d’obtenir la condamnation au versement d’un « salaire décent », l’organisation syndicale contribuera à renforcer la conviction que la demande de pouvoir gagner sa vie avec son travail n’est pas de l’ordre de la quête mais est l’expression de l’affirmation d’un droit fondamental. Et si les juges restent insensibles et se réfugient derrière l’absence dans le code d’un article leur indiquant explicitement qu’ils doivent accueillir favorablement la « prétention », ils peuvent contribuer à faire naître de nouvelles vocations militantes prêtes à mener l’action pour la suppression du système qui consacre le surtravail non payé.
En engageant l’action pour la « rémunération équitable », le travailleur n’est pas absolument certain de réussir à obtenir une redistribution de la plus-value. Mais c’est pour lui l’occasion d’exprimer son refus du contrat du profit.
[2] K. MARX, « Salaire, prix et profit », Rapport au Conseil Général de l’Association Internationale des Travailleurs, 20 et 27 juin 1865, Editions Science Marxiste, bibliothèque jeunes, 2009, 95 et s.
[3] A. JEAMMAUD, « Propositions pour une compréhension matérialiste du droit du travail », Dr. Soc. 1978, 342.
[4] « « Il est des mots qui font mal, et le législateur a appris à inclure dans ses moyens les vertus de l’euphémisme ». Ce propos du Doyen Cartonnier pourrait, dans une certaine mesure, s’appliquer à la force de travail. Si elle est absente des textes législatifs et réglementaires ainsi que des décisions de justice n’est-ce pas parce qu’elle exprime trop brutalement la réalité qu’elle recouvre, à savoir la commercialisation de la personne ? », Th. REVET, La force de travail (étude juridique), Litec, 1992, 17 et s.).
[5] Qui ne lèse personne
[6] S. TOURNAUX, « La négociation des sujétions contractuelles du salarié », Dr. Ouv. 2010, 743.
[7] Voir P. LOKIEC, « L’accord du salarié », Dr. Soc. 2010, 140 : « L’expression de volonté du salarié est passée au crible du droit des contrats, afin d’en garantir le caractère libre et éclairé. Tâche ô combien délicate dans un rapport de pouvoir, autrement dit dans une relation marquée par la capacité de l’un des contractants à imposer sa volonté à l’autre. On comprend que le droit du travail ait cherché à limiter la portée de l’accord des volontés (par la construction d’un ordre public dit « social ») plutôt qu’à garantir les conditions d’un véritable accord entre les parties ».
[8] Th. PASQUIER, L’économie du contrat de travail. Conception et destin d’un type contractuel, LGDJ, 2010, 8.
[9] G. CORNU, Vocabulaire juridique, 3ème éd., PUF, 1987, 472.
[10] Art. 1118 C.civ : « La lésion ne vicie les conventions que dans certains contrats ou à l’égard de certaines personnes, ainsi qu’il sera expliqué en la même section ».
[11] J. FLOUR, J.L. AUBERT, E. SAVAUX, Les obligations. 1. L’acte juridique, 13ème éd., 2008, 208.
[12] « Suivant l’expression de Japiot, la nullité se traduit par un « droit de critique », attribué à certaines personnes contre l’acte nul, et qui leur permet de ne pas en subir les effets, alors qu’elles y seraient soumises si cet acte était valable » (J. FLOUR, J.L. AUBERT, E. SAVAUX, op. cit., 286).
[13] « Bien sûr, on peut discuter notamment sur le fait que le salarié n’ait pas été d’une certaine façon contraint dans son engagement, qu’il n’est pas complètement « libre », au-delà des vices du consentement prévus par le droit des contrats. Et c’est parce que le salarié possède le plus souvent aucun pouvoir de négociation que la notion de « contrat d’adhésion » est apparue » (C. BESSY, La contractualisation de la relation de travail, LGDJ, 2007, 38).
[14] Voir L. AYNES, « La contrainte en droit des contrats », La contrainte, Economica, 2007, 35. Puisque, « lors de la formation, règne la liberté »…
[15] « Sur un plan économique, en effet, la situation des employeurs et des salariés n’est que très rarement égalitaire. L’entreprise dispose d’une puissance économique et financière certaine qui la place dans une position de force. Lorsque l’état du marché du travail fait de l’emploi une denrée rare, l’entreprise se retrouve d’ailleurs dans une position plus favorable puisque la loi de l’offre et de la demande lui permet d’imposer ses conditions » (C. RADE, « La contrainte en droit du travail », La contrainte, Economica, 2007, 86).
[16] Voir S. DARMAISIN, Le contrat moral, LGDJ, 2000,160.
[17] G. CORNU, Vocabulaire juridique, 3ème éd., PUF, 1987, 120.
[18] Voir J. FLOUR, J.L. AUBERT, E. SAVAUX, op. cit., 232.
[19] N° 95-14.285. Cet arrêt est longuement commenté dans l’ouvrage de J. GHESTIN, Cause de l’engagement et validité du contrat, LGDJ, 2006, 174 et s.
[20] J. GHESTIN, op. cit., 178.
[21] Cass. Com. 23 octobre 2007, D. 2008, 954 et s., note G. CHANTEPIE.
[22] Cass. Soc. 15 novembre 2006, Bull V, n° 341, Dr ; Soc. 2007, 241, obs. J. MOULY.
[23] Art. 1109 C. civ, : « Il n’a point de consentement valable si le consentement n’a été donné que par erreur, ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol ».
[24] S. BRISSY, « Le droit et la violence au travail », Revue de Droit du Travail, septembre 2010, 500.
[25] S. BRISSY, art. préc., 501.
[26] Cass. 1ère civ. 3 avril 2002, D. 2002, jurisprudence, 1860, note J.P GRIDEL. La Cour de cassation a reproché aux juges du fond de ne pas avoir constaté, avant de retenir la violence, que l’intéressée était elle-même menacée par le plan de licenciement et que l’employeur avait exploité auprès d’elle cette circonstance pour la convaincre.
[27] J.P. GRIDEL, note sous Cass. 1ère civ. 3 avril 2002, D. 2002, jurisprudence, 1864.
[28] J.P. GRIDEL, note préc.
[29] E. B. PASUKANIS, La théorie générale du droit et le marxisme, EDI, 1970, 148 et s.
[30] E. B. PASUKANIS, op. cit., 129.
[31] P. LOKIEC, « La décision et le droit privé », D. 2008, chronique, 2294.
[32] E. SERVERIN, « Lectures socio-juridiques sur l’Etat et le contrat », Approche critique de la contractualisation, LGDJ, 2007, 100.
[33] Equité : justice fondée sur l’égalité (G. GORNU, Vocabulaire juridique, 3ème éd., PUF, 1987, 319).
[34] Voir F. TERRE, Introduction générale au droit, 5e éd., 2000, 16.
[35] Art. L. 1121-1 C. trav. (ancien art. L.120-2).
[36] « L’augmentation des salaires réels ne résulte pas automatiquement de l’augmentation de la productivité du travail. Celle-ci en crée seulement la possibilité dans le cadre du capitalisme (sans menacer le profit). Pour que cette augmentation potentielle devienne réelle, il faut deux conditions liées l’une à l’autre : une évolution favorable des « rapports de force sur la marché du travail » (c’est-à-dire la prédominance des tendances qui la font croître) ; une organisation effective -avant tout syndicale- des salariés, qui leur permet de supprimer leur concurrence mutuelle et de valoriser ces « conditions favorables du marché » » (E. MANDEL, Traité d’économie marxiste, Christian Bourgois Editeur, 1986, 137).
[37] « Faire reconnaître le travail comme valeur et faire reconnaître la valeur du travail, dans l’entreprise, implique la construction de solides contenus revendicatifs » (J.C. LE DUIGOU, « Quelles traductions de la « valeur travail », Le Peuple du 12 septembre 2007, 14).
[38] M. DUMAS, « Valeur travail ou valeur du travail ? », La Nouvelle Vie Ouvrière du 9 février 2007.
[39] Voir « Le salaire. Notion- Fixation-Paiement », n° 14735 de Liaisons Sociales du 27 octobre 2006, 53.
[40] « Le salaire. Notion- Fixation-Paiement », n° 14735 de Liaisons Sociales du 27 octobre 2006, 26.
[41] « Le salaire. Notion- Fixation-Paiement », n° 14735 de Liaisons Sociales du 27 octobre 2006, 45.
[42] G. LYON-CAEN, Le salaire, deuxième édition, Dalloz, 1981, 28 et s.
[43] Déclaration adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies.
[44] Ratifié par la France le 4 novembre 1980 et entré en vigueur sur territoire national depuis le 4 février 1981.
[45] F. HEAS, « Observations sur le concept de dignité appliqué aux relations de travail », Dr. Ouv. 2010, 462.
[46] Voir A. LYON-CAEN, « De l’égalité de traitement en matière salariale », Dr. Soc. 1996, 1013.
[47] Voir « Le contrat « nouvelles embauches » est contraire à la Convention n° 158 de l’OIT », Cass. Soc. 1er juillet 2008, D. 2008, actualité jurisprudentielle, 1986.
[48] « Relèvement du smic et du minimum garanti au 1er janvier 2011 », Liaisons Sociales n° 15755 du 21 décembre 2010.
[49] Voir la déclaration faite le 14 décembre 2010 par la CGT à la Commission nationale de la négociation collective (http://www.commerce.cgt.fr).
[50] Art. 1455-7 C. trav. : « Dans le cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, la formation de référé peut accorder une provision au créancier ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire ».
Pascal MOUSSY
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