Chronique ouvrière

Pour la liberté d’exprimer sa solidarité avec la population palestinienne !

Chronique Ouvrière a essentiellement vocation à mettre en ligne des commentaires et débats militants sur des questions concernant le droit du travail. Mais il nous a paru important de commenter aussi des décisions ne traitant pas de droit du travail stricto sensu mais rendues à l’occasion de contentieux suscités par des arrêtés préfectoraux interdisant des manifestations ou rassemblements organisés en soutien à la population palestinienne victime du terrorisme de l’Etat d’Israël. La mise en garde à vue pour « apologie du terrorisme » dont a fait l’objet le 20 octobre dernier le secrétaire départemental de la CGT du Nord pour un tract soutenant le droit des Palestiniens met en évidence que le fait de défendre la liberté d’expression et de manifestation sur les évènements du Proche-Orient est un combat qui concerne une revue solidaire du mouvement ouvrier.

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Pour la liberté d’exprimer sa solidarité avec la population palestinienne !

par Hélène CAVAT, Marie-Laure DUFRESNE-CASTETS et Pascal MOUSSY

Annexe 1 TA Paris 19 octobre 2023.pdf
Annexe 2 TA Melun 11 novembre 2023.pdf
Annexe 3 TA Marseille 8 décembre 2023.pdf
Annexe 4 TA Paris 28 octobre 2023.pdf

Dernièrement, en France, la liberté d’expression et de manifestation semble en proie à des vents contraires d’une violence particulière. Non que les ors de la République lui offre en temps normal un écrin tranquille, en démontre encore tout récemment la répression sauvage qui a rythmé le mouvement contre la réforme des retraites où celle qui avait frappé les Gilets Jaunes. Mais la mobilisation en solidarité au peuple palestinien et contre le massacre perpétré en Palestine tend manifestement d’une manière toute particulière le pouvoir politique. Depuis deux mois, c’est un véritable déluge d’interdictions préfectorales de manifestations ou de réunions.

Toute forme de mobilisation en solidarité avec la Palestine est, d’emblée, criminalisée. L’équation est aussi simpliste que grave : opposition au massacre des palestiniens = terrorisme. Antisionisme = antisémitisme. Un amalgame odieux, à dessein, qui a déjà fait l’objet de nombreuses déconstructions [1] . Il a beau être rappelé, en face, que c’est d’assimiler tout un peuple à un projet colonial et aujourd’hui à la politique d’extrême-droite de son gouvernement qui est profondément raciste, la propagande gouvernementale et médiatique est bien ficelée. L’État a préféré, quant à lui, organiser une marche « contre l’antisémitisme » aux côtés de l’extrême-droite. Et il continue à ce jour de chercher à présenter les opposants à la politique coloniale de l’État d’Israël et aux massacres perpétrés par son armée comme des tenants de l’antisémitisme. Une campagne de diffamation qui ne vise qu’à briser cette mobilisation, et qui, heureusement, se heurte à la vigilance des juges. À l’instar, notamment, du juge des référés de Paris, qui a suspendu l’arrêté interdisant le rassemblement du 19 octobre 2023 (annexe 1), du juge des référés de Melun, qui a suspendu l’arrêté interdisant le rassemblement du 11 novembre 2023 (annexe 2) et du juge des référés de Marseille, qui a suspendu l’arrêté interdisant la manifestation du 9 décembre 2023 [2] (annexe 3).

Et force est de constater que la même logique de censure se déploie à l’international, y compris en Israël. Dans son édition du 8 décembre, le journal israelien Haaretz rapporte l’interdiction de réunions organisées par le parti Hadash, mettant l’accent sur la coopération judéo-arabe – censure qui vient s’ajouter aux interdictions de manifestations contre les interventions de Tsahal dans la bande de Gaza, et aux arrestations d’anciens membres de la Knesset ayant participé à ces manifestations.

Pour autant, ne pas désarmer : si la mobilisation fait l’objet d’une telle campagne de diffamation et de répression, quitte, par ces discours tissés d’amalgame, à paver la voie à l’extrême-droite dont les milices, on l’a vu, se sentent pousser des ailes, c’est que la mobilisation est suffisamment puissante pour se faire entendre et pour qu’on veuille la faire taire.

Dans cette résistance, et face au flot d’interdictions, le recours au juge des référés à jouer un rôle important. Après plusieurs interdictions arbitraires de manifester en solidarité au peuple palestinien, une première victoire judiciaire a été décrochée à Paris le 19 octobre, le lendemain d’une mise au point conciliante mais claire du Conseil d’État à l’intention du ministre de l’intérieur suite à son télégramme du 12 octobre 2023 où il avait cru bon « rappeler » aux préfets, au titre de « consignes strictes », que « les manifestations pro-palestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites ». Suite à cette première levée d’un arrêté d’interdiction, une série de recours ont été menés partout en France, réussissant parfois à casser l’arbitraire préfectoral. Mais la campagne du gouvernement a pris un tour plus sévère et dans la diffamation et dans l’étendue des interdictions, n’hésitant pas, par exemple, à faire interdire jusqu’à de simples réunions contre l’intervention militaire à Gaza. Mauvais perdants, les préfets se sont toutefois mis à notifier leurs arrêtés d’interdiction au dernier moment, comme par exemple à Grenoble le 6 décembre où l’arrêté d’interdiction d’une réunion appelée à 19h a été publié sur le site de la préfecture à 18h30 [3] et notifié à l’oral aux concernés par les gendarmes au début même de la réunion ! Et ce en dépit d’un rappel à l’ordre du Conseil d’État aux préfets sur les délais de notification, deux jours avant.

En effet, dans cette décision du 4 décembre 2023CE, 4 décembre 2023, [4], le Conseil d’État estime que, contrairement à ce que défendait la LDH, les dispositions de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure ne sont pas entachées d’incompétence négative et contraires au droit à l’expression collective des idées et des opinions, qui s’exerce notamment par la liberté de manifester, et au droit à un recours juridictionnel effectif, en tant qu’elles ne fixent pas de délai minimal entre la notification d’une interdiction de manifester et la date de la manifestation, ni ne confèrent d’effet suspensif au recours juridictionnel formé contre une telle interdiction, ni ne prévoient pas de mesures d’information adéquates et effectives de l’arrêté d’interdiction auprès de l’ensemble des manifestants potentiels. Toutefois il rappelle expressément que l’autorité administrative doit procéder à cette notifcation « dans un délai permettant de saisir utilement le juge administratif, notamment le juge des référés ». Aux vues du désintérêt des préfets à l’égard de cette exigence, attesté par la pratique, le refus du Conseil d’État de sanctionner l’absence de délai minimal.

I. L’ordonnance du 19 octobre 2023 : une première victoire contre les interdictions préfectorales

Jeudi 19 octobre au soir, 18h, place de la République à Paris, les forces de l’ordre quadrillent la place depuis une heure, nassent les manifestants et menacent d’interpellations. Le canon à eau est même de sortie. 18h32, alors que la tension est à son comble, la nouvelle tombe : la manifestation est autorisée. Explosion de joie, slogans entonnés de plus belle, une petite victoire pour la foule rassemblée en soutien au peuple palestinien contre la guerre menée par l’État d’Israël.

La veille, la manifestation avait été interdite. Les arrêtés préfectoraux d’interdiction avait été notifié aux déclarants à 18h40 le 18 octobre 2023, soit moins de 24 heures avant le début annoncé de la manifestation. Les déclarants ont déposé une requête auprès du juge des référés du Tribunal administratif de Paris afin qu’il suspende l’exécution de l’arrêté portant interdiction de la manifestation.

Dans sa décision, intervenue nécessairement très tardivement étant donné le délai extrêmement réduit qu’avait laissé la préfecture, le Tribunal administratif de Paris suspend les arrêtés d’interdiction, en ce qu’ils « portent une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester ». Mais ils ne sont suspendus qu’en tant qu’ils interdisent le regroupement entre 19h et 20h : la manifestation est donc autorisée une heure. La raison avancée par les juges tient à ce que l’ordonnance ne peut être notifiée à l’ensemble des parties concernées que tardivement… Résultat, les forces de l’ordre mettront la pression en multipliant les provocations à l’encontre des manifestants réunis sur la place jusqu’à 18h59 ! Avant de devoir se retirer.

La victoire n’en est pas moindre. Juridique évidemment, mais militante surtout, puisque rien n’aurait été possible sans l’organisation du rassemblement et la présence de milliers de manifestants sur place. Depuis le début des massacres par l’armée israélienne, aucun rassemblement n’avait été autorisé à Paris. C’est un premier pas contre les interdictions arbitraires de manifester en solidarité au peuple palestinien.

Cette brèche judiciaire doit beaucoup à la mise au point du Conseil d’État dans sa décision du 18 octobre à l’intention du ministre de l’intérieur, lequel avait cru bon, par télégramme daté du 12 octobre, « rappeler » aux préfets, au titre de « consignes strictes », que « les manifestations pro-palestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites ». Saisi d’une demande de suspension de l’exécution de cette instruction du Ministre de l’intérieur du 12 octobre 2023 interdisant toute manifestation de soutien au peuple palestinien, le juge des référés du Conseil a rappelé qu’il revient aux préfets d’apprécier, au cas par cas, si le risque de troubles à l’ordre public justifie une interdiction, et indiqué la marche à suivre par son ordonnance du 18 octobre 2023 (n° 488860) [5] . Il a rappelé que d’une manière générale, il revient à l’autorité préfectorale « d’apprécier, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l’ampleur des risques de troubles à l’ordre public susceptibles de résulter de chaque manifestation déclarée ou prévue, en fonction de son objet, déclarée ou réel, de ses caractéristiques propres et des moyens dont elle dispose pour sécuriser l’évènement ». Il a ensuite précisé que le préfet compétent, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, doit déterminer, au vu non seulement du contexte national qui a vu les attaques commises par des membres du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023 être à l’origine d’un regain de tensions sur le territoire français se traduisant notamment par la recrudescence d’actes antisémites, mais aussi des circonstances locales, s’il y a lieu d’interdire une manifestation présentant un lien direct avec le conflit israélo-palestinien, quelle que soit du reste la partie au conflit qu’elle entend soutenir, « sans pouvoir légalement motiver une interdiction par la seule référence à l’instruction reçue du ministre ni la prononcer du seul fait qu’elle vise à soutenir la cause palestinienne ».

Le Tribunal administratif de Paris, dans son ordonnance du 19 octobre, a lui-même rappelé la marche à suivre donnée par le Conseil d’État, puis l’a appliquée à l’espèce.
Les juges ont contredit une par une les motivations avancées par la préfecture dans ses arrêtés d’interdiction.

D’abord, à l’argument préfectoral que la manifestation projetée par les requérants viserait « notamment à soutenir les attaques terroristes du Hamas qui se sont déroulées à compter du 7 octobre dernier », le tribunal répond que le préfet de police n’apporte, ni dans son mémoire en défense, ni dans les pièces qu’il produit, aucun élément de nature à l’étayer. Ni s’agissant de « CAPJPO Europalestine », ni du NPA, dont il a été rappelé par son conseil des extraits de son appel à la manifestation : « Le Hamas ne se bat en rien pour la justice sociale et l’émancipation des peuples. C’est une organisation réactionnaire et obscurantiste, soutenue par des gouvernements tout aussi oppressifs que ses ennemis, à commencer par la République islamique d’Iran ». Dans ce considérant, le tribunal refuse ainsi que soit assimilé soutien au peuple palestinien et soutien au Hamas et ses méthodes. Ce faisant, il réfute le ressort principal de la campagne de diffamation que subissent les militants s’opposant au massacre actuel. Un point d’appui important pour la suite, tant on peut constater aujourd’hui que cette campagne ne faiblit pas.

Surtout, le tribunal estime que si le rassemblement projeté est « susceptible de donner lieu à des discours qui incitent à la haine fondée sur les préjugés religieux, ethniques ou culturels et pourraient, à ce titre, représenter un danger pour la paix sociale », « il ne résulte pas de l’instruction que la probabilité de réalisation de ce risque serait particulièrement élevée au sein du rassemblement projeté ». Il s’appuie essentiellement sur la note établie par la Direction de l’Ordre public et de la Circulation le 19 octobre 2023 dressant un bilan des précédentes manifestations, tenues en dépit de leur interdiction, et remarque qu’elle ne fait pas état de slogans pouvant être qualifiés d’antisémites et n’ont d’ailleurs pas fait l’objet de poursuites à ce titre. Là aussi, l’assimilation est combattue, qui veut faire de toute opposition au massacre en Palestine et à la politique coloniale de l’État d’Israël un antisémitisme.

Enfin, le tribunal considère qu’ « il ne résulte pas de l’instruction, et en particulier de la note des services spécialisés établie en vue de la présente manifestation, que le rassemblement projeté présenterait un risque particulier de violences, à l’encontre d’autres groupes ou des forces de l’ordre ». Les organisateurs font état d’un service d’ordre conséquent, et la préfecture de police ne fait pas la démonstration qu’elle ne serait pas en mesure d’assurer le maintien de l’ordre public.

Sur ce point, les requérants faisaient valoir qu’il appartient à l’autorité administrative d’examiner systématiquement si les forces de l’ordre en présence, comme les moyens matériels, peuvent être mobilisés pour neutraliser les risques avant d’interdire une manifestation (CE, 24 mai 2023, n°474297). En effet, l’Etat a l’obligation d’assurer l’exercice de la liberté de manifester, y compris en présence d’un risque grave de trouble à l’ordre public : « la seule circonstance qu’un événement annoncé soit susceptible de causer des troubles importants à l’ordre public, y compris en présence d’une menace terroriste, n’est pas de nature à justifier en toutes circonstances une interdiction générale de manifester à ses abords, dès lors que l’autorité administrative dispose des moyens humains, matériels et juridiques de prévenir les troubles en cause autrement que par une telle interdiction » (CE, 24 mai 2023, n°474297). De plus, les expressions relevant de positionnements politiques ne peuvent pas, à elles seules, justifier le prononcé de restrictions de police (CE 29 avril 2022, Collectif Palestine Vaincra, n° 462982 ; CE 16 mai 2022, G.A.L.E, n° 462954, note C. Rouillier, AJDA 2022, p. 2350), de même que la sensibilité du contexte international ou de la thématique abordée (JRTA Paris, 9 février 2023, 2202978). La jurisprudence de la CEDH permet d’ailleurs de pointer l’absurdité du raisonnement préfectoral : elle souligne que les risques de tensions et d’échanges agressifs entre des groupes opposés pendant une manifestation ne peuvent pas justifier une interdiction, puisque, dans cette hypothèse, la société se priverait de la possibilité de prendre connaissance de différents points de vue sur toute question allant à l’encontre de la sensibilité de l’opinion majoritaire (CEDH, 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, § 107).

Or, précisément, dans cette affaire le préfet de police ne faisait état que de considérations générales, sans mentionner les circonstances locales qui feraient obstacle au maintien de cette manifestation et sans chercher à assurer l’exercice de la liberté de manifester. C’est sans doute ce qui, au fond a emporté la conviction du juge.

II. Un pas en arrière : l’ordonnance complaisante du 28 octobre 2023.

L’arrêté du préfet de police de Paris du 26 octobre 2023 a interdit la manifestation prévue pour le 28 octobre au départ de la place du Châtelet à 14 h 30 jusqu’à la place de la République en passant par la Gare de l’Est « en solidarité avec la population palestinienne à Gaza ».

L’arrêté a motivé l’interdiction par plusieurs considérants.

-  La manifestation envisagée intervient dans un contexte géopolitique particulièrement tendu suite à l’attaque terroriste d’ampleur lancée par le Hamas le 7 octobre 2023. L’évolution de la situation et notamment la contre-offensive sur la bande de Gaza est de nature à amplifier les revendications et contestations, à radicaliser la mouvance pro-palestinienne sur la voie publique et à importer les tensions nées de ce conflit à l’étranger.

-  En raison de la riposte israélienne dans la bande de Gaza, il existe des risques sérieux que des propos antisémites soient tenus à l’occasion de la manifestation programmée, à l’instar des propos tenus lors des manifestations des 19, 22 et 24 octobre 2023.

-  Le rassemblement statique déclaré par l’association CAPJPO Euro Palestine qui s’est tenu place de la République le jeudi 19 octobre 2023 a donné lieu à cinquante-six interpellations pour outrage/rébellion, menaces de mort et participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations. Plusieurs graffitis incitant à la haine et à la violence à l’encontre de l’Etat juif ont été inscrits au pied de la statue de la place de République. La manifestation du dimanche 22 octobre 2023 a été également conduit à sept interpellations pour transport d’arme, destruction, dégradation et détérioration, participation à une manifestation en dissimulant son visage, incitation à la haine, discrimination en utilisant une pancarte et plusieurs dégradations par graffitis ont eu lieu. A l’occasion de cette manifestation, une pancarte a été brandie remettant en cause la véracité des actes criminels du Hamas envers de jeunes enfants juifs, fait qui ont fait l’objet d’un signalement au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale. Enfin le rassemblement statique du mardi 24 octobre 2023 a donné lieu à une interpellation pour incitation à la haine.

-  Des prises de parole sont programmées à l’arrivée du cortège sur la place de la République. Le Nouveau parti Anticapitaliste et l’Association des Palestiniens en Ile-de-France, qui figurent tous deux parmi les déclarants de manifestation du samedi 28 octobre 2023 et son susceptibles de prendre la parole à l’arrivée du cortège, ont fait l’objet de signalements au titre de l’article 40 du Code de la procédure pénale pour des faits d’apologie du terrorisme. Dans ces circonstances, il existe un risque avéré que des propos portant atteinte au respect de la dignité de la personne humaine et, ce faisant, à l’ordre public, soient prononcés lors des prises de parole envisagées à l’arrivée du cortège.

-  Le parcours déclaré emprunte des voies très commerçantes et située à proximité de centres commerciaux importants, qui connaissent une très forte fréquentation le samedi. Parmi les commerces installés sur ces voies ou à proximité, ceux considérés comme des symboles du capitalisme (agences bancaires, bijouteries, commerces high tech…) pourraient constituer des cibles potentielles pour des actions violentes et des dégradations. L’affluence attendue sur l’itinéraire déclaré, ainsi que la configuration de certaines voies empruntées par la manifestation, rendraient particulièrement compliquée, périlleuse et dangereuse l’intervention des forces de maintien de l’ordre en cas de troubles et de désordres.

-  Les forces de sécurité intérieure seront particulièrement mobilisées le samedi 28 octobre 2023 notamment à l’occasion de la finale de la Coupe du monde de rugby qui se déroulera au Stade de France et de sa retransmission en direct au Village du rugby sur la place de la Concorde. Des services d’ordre seront mis en place par la direction de l’ordre public et la circulation dès 13 h 00 sur la place de la Concorde et à partir de 15 h 00 aux abords du Stade de France pour assurer la sécurisation de ces évènements qui font l’objet de mesures de police sur le fondement de l’article L.226-1 du Code de la sécurité intérieure. Les services de police et les unités de gendarmerie seront par ailleurs très fortement mobilisés le samedi 28 octobre 2023 pour assurer la sécurisation des sites institutionnels ou gouvernementaux sensibles, sans préjudice de leurs sujétions habituelles. Cette manifestation s’inscrit également dans un contexte de menace terroriste aigue qui sollicite à un niveau particulièrement élevé les forces de sécurité intérieure pour garantir la protection des personnes et des biens contre les risques d’attentat, dans le cadre du plan Vigipirate, porté au niveau « urgence attentat » le 13 octobre 2023 suite à l’attaque terroriste qui s’est produite à Arras le même jour.

Les déclarants de la manifestation interdite ont saisi le juge des référés du Tribunal administratif de Paris pour qu’il suspende l’exécution de l’arrêté portant interdiction de la manifestation et, à titre subsidiaire, pour qu’il enjoigne au préfet de réexaminer la situation afin d’entamer un dialogue permettant de tenir la manifestation.

Il ressort de la lecture de l’ordonnance rendue par le juge des référés du Tribunal administratif de Paris (annexe 4) que celui-ci a quasiment épousé les arguments mis en avant par le préfet pour interdire la manifestation du 28 octobre.

Le juge des référés parisien, après avoir relevé la montée des actes antisémites en France depuis le 7 octobre 2023, a souligné qu’un signalement pour apologie du terrorisme au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale visait le Nouveau Parti Anticapitaliste à qui sont reprochés des propos de soutien au Hamas ainsi que l’association des Palestiniens en Ile-de-France, figurant parmi les déclarants de la manifestation litigieuse.

Il n’a aucunement tenu compte des écritures et observations des requérants qui ont fait valoir que rien ne permettait d’affirmer que le signalement mentionné aboutisse à des poursuites ou à une condamnation et que Nouveau Parti Anticapitaliste n’avait apporté aucun soutien aux exactions commises par le Hamas.

Les requérants avaient notamment produit un tract du Nouveau Parti Anticapitaliste du 18 octobre 2023 dénonçant « les tueries de civilEs menées par le Hamas » et l’appel unitaire à la manifestation du 28 octobre indiquant très clairement : « Nous refusons que le soutien au peuple palestinien soit assimilé au Hamas et ses méthodes qui sont celles d’une organisation réactionnaire et obscurantiste ».

Le juge des référés n’a pu que reconnaître que les rassemblements des 19, 22 et 24 octobre 2023 s’étaient déroulés globalement sans heurts à l’exception de slogans et graffitis mentionnés dans les écritures du préfet de police et de l’association Organisation juive européenne, qui était intervenue volontairement pour défendre l’interdiction de la manifestation du 28 octobre. (Les requérants avaient souligné que les slogans et graffitis en cause n’avaient pas retenu l’attention des articles de presse ayant couvert les rassemblements qui ont fait ressortir le caractère pacifique de ceux-ci).

Il a néanmoins considéré que la manifestation projetée pouvait présenter un risque particulier sérieux de violences, à l’encontre d’autres groupes et des forces de l’ordre et de dégradation de biens. Il ressort de la lecture des considérants de l’ordonnance que deux arguments avancés par le préfet semblent avoir été déterminants.

• La manifestation déclarée pour le 28 octobre est déambulatoire, sur plus de 3,5 km et le « cortège prévu entre la place du châtelet et la place de la République via la gare de l’Est se déroule pour partie dans les quartiers du Marais et du sentier où est implantée une communauté juive importante ».

Le juge des référés a fondé son interdiction sur un fait matériellement inexact. Le trajet de la manifestation ne passait pas par les rues faisant partie du Marais et du Sentier. Il en était seulement peu éloigné.

Il sera ensuite observé que l’argument tiré de la proximité du parcours de la manifestation avec un quartier où vit une partie de la communauté juive ne figure pas dans le texte de l’arrêté d’interdiction et a été mis en avant seulement dans le mémoire présenté par le préfet à l’audience. Il sera également relevé qu’il ne s’agit que d’une pétition de principe ne s’appuyant sur aucun élément précis (surtout si l’on sait que le trajet République-Bastille constituait une partie du parcours de la manifestation autorisée du 4 novembre et qu’aucun incident n’a été signalé lorsque les manifestants sont arrivés tout près du quartier du Marais).

Il sera surtout souligné que c’était plus la préoccupation d’interdire toute manifestation le 28 octobre que celle attachée à maintenir l’ordre en raison du trajet envisagé qui a présidé à l’arrêté préfectoral d’interdiction.

Dans une ordonnance du 1er juillet 2022 (n° 465411), le juge des référés du Conseil d’Etat, pour valider un arrêté interdisant une manifestation, avait été sensible au fait que l’autorité préfectorale avait proposé un autre lieu aux organisateurs. Lors de l’audience tenue le 27 octobre 2023, les requérants, qui demandaient à titre subsidiaire qu’il soit fait injonction au préfet d’entamer un dialogue pour que la manifestation puisse se tenir, ont attiré l’attention du juge des référés du Tribunal administratif de Paris sur le fait que le préfet de police n’avait pas souhaité discuter avec les organisateurs d’un autre parcours. Mais, apparemment, il n’apparaissait pas essentiel au juge des référés parisien que la manifestation « en solidarité avec la population palestinienne à Gaza » puisse avoir lieu.

• Le préfet de police fait valoir qu’« outre des heurts violents ayant lieu en 2014 dans des circonstances analogues de tensions nées du conflit israélo-palestinien, lors d’une manifestation organisée le 15 mai 2021 en soutien de la cause palestinienne, des affrontements avec les forces de l’ordre et de nombreuses dégradations ont été commises ».

Il sera relevé que le mémoire du préfet rappelle que les affrontements, violences ou dégradations sont intervenues à la suite de l’intervention d’arrêtés prononçant l’interdiction de ces manifestations. Il est loin d’être acquis que l’on assise à un état de tension similaire dans l’hypothèse d’une manifestation autorisée.

Il sera ensuite et surtout souligné que, là encore, l’argument tiré des affrontements survenus en 2014 et 2021 ne figure pas dans le texte de l’arrêté d’interdiction mais dans le mémoire déposé par le préfet à l’audience.

Ce qui appelle les observations suivantes.

Par son arrêt du 6 février 2004, Mme Hallal (n° 240560 ; Rec. 48), le Conseil d’Etat admet qu’à l’occasion du contentieux l’administration procède à une « substitution de motifs » afin de fournir une légitimité juridique manquante à la décision initiale. « C’est ainsi que l’administration va pouvoir refaire, sous les yeux du juge (et en espérant le succès) la décision contestée » (R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, 13e éd., 1008).

La jurisprudence Hallal précise que « l’administration peut, en première instance comme en appel, faire valoir devant le juge de l’excès de pouvoir que la décision dont l’annulation est demandée est légalement justifiée par un motif, de droit, ou de fait, autre que celui initialement indiqué, mais également fondé sur la situation existant à la date de cette décision  » et qui’ « il appartient au juge, après avoir mis l’auteur du recours de présenter ses observations sur la substitution ainsi sollicitée, de rechercher si un tel motif est de nature à fonder légalement la décision, puis d’apprécier s’il résulte de l’instruction que l’administration aurait pris la même décision si elle s’était fondée initialement sur ce motif ».

Il n’est pas sans signification que l’arrêté préfectoral du 26 octobre 2023 ne fasse pas état des heurts et violences ayant accompagnées les manifestations interdites de 2014 et 2021.

L’ordonnance précitée du Conseil d’Etat du 18 octobre 2023 souligne que c’est à la date à laquelle elle se prononce que l’autorité préfectorale doit apprécier la réalité et l’ampleur des risques de troubles à l’ordre public susceptibles de résulter de chaque manifestation déclarée ou prévue. Entre les manifestations de 2014 et 2021 et celle projetée pour le 28 octobre 2023, de l’eau est passée sous les ponts et ont notamment eu lieu les rassemblements des 19, 22 et 24 octobre 2023 qui ne se sont accompagnés d’aucun affrontement.

En retenant l’argument tiré des heurts ou violences survenues en 2014 et 2021, qui n’avait pas été invoqué par le préfet avant l’audience tenue par le juge des référés, l’ordonnance parisienne validant l’interdiction de la manifestation envisagée pour le 28 octobre 2023 a pris le contre-pied de la démarche voulue par l’arrêt Mme Hallal du 6 février 2024 et par l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 18 octobre 2023 en déduisant le risque de « troubles graves » à l’ordre public de la survenance d’affrontements ou dégradations bien antérieures au 26 octobre 2023, date à laquelle le préfet de police a rendu son arrêté d’interdiction.

Il est vrai que ce repêchage tout à fait contestable, mettant le projecteur sur les « heurts violents » ou « affrontements » de 2014 et 2021, a permis à la rédactrice de l’ordonnance du 28 octobre 2028 de faire passer comme une lettre à la poste l’assertion péremptoire selon laquelle « il ne ressort pas des pièces du dossier que les services d’ordre interne des organisateurs seraient suffisants » et le motif tiré de l’indisponibilité des forces de police à assurer le maintien de l’ordre pendant la manifestation en raison de leur « très forte mobilisation » pour garantir la sécurité publique pendant la finale de la coupe du monde de rugby [qui avait lieu en soirée, à un horaire ne correspondant pas à celui de la manifestation] et pour assurer la protection des institutions et lieux sensibles dans le contexte du plan Vigipirate renforcé « Alerte Attentat ».

Lorsqu’il a communiqué sur l’interdiction de la manifestation du 28 octobre 2023, le préfet de police de Paris a a fait valoir que « le trouble à l’ordre public peut être immatériel » et que « le seul fait qu’on puisse tenir des propos négationnistes, antisémites ou de soutien au terrorisme, c’est pour nous un problème, c’est ce qui justifie ces interdictions ».

Dans le mémoire déposé à l’audience du juge des référés, le préfet s’est prévalu d’arrêts du Conseil d’Etat pour convaincre du « risque d’atteinte à l’ordre public immatériel ». Il sera relevé qu’en ce qui concernait l’atteinte à l’ordre public immatériel constitué par la tenue de propos racistes et antisémites, il s’agissait plus précisément de propos clairement proférés lors d’une émission de radio (CE 9 octobre 1996, n° 173703).

Il doit être souligné que, dans son ordonnance du 28 octobre 2023, le juge des référés parisien a relevé une montée des actes antisémites en France depuis l’attaque terroriste commise par le Hamas le 7 octobre 2023 et l’existence d’un signalement pour apologie du terrorisme à l’encontre de deux déclarants de la manifestation prévue pour le 28 octobre 2023, mais qu’il n’a pas écrit qu’il était établi qu’il y aurait un risque sérieux que la manifestation dégénère en apologie de l’antisémitisme ou du terrorisme.

Toujours prompt à communiquer, le préfet de police de Paris a fait savoir que le critère qui présidait à l’autorisation ou à l’interdiction d’une manifestation était celui de la « confiance » dans les organisateurs (https://www.tf1info.fr/politique/manifestations-pro-palestiniennes-pourquoi-certaines-sont-elles-autorisees-et-d-autres-interdites-2274598.html). Il a précisé : « Quand on défend la cause palestinienne, nous autorisons les manifestations. Lorsque ceux qui déclarent ces manifestations ne respectent pas l’ordre public et on un antisémitisme latent, oui, nous les interdisons ».

Il reste maintenant à définir quels sont les critères, aux yeux de l’autorité préfectorale », de « l’antisémitisme latent ».

Ce n’était certainement pas les raisons de l’appel à manifester qui pouvaient ici tenir lieu de critère objectif. L’appel unitaire à la manifestation interdite du 28 octobre indiquait les mots d’ordre suivants : « Stop aux bombardements de l’armée israélienne sur Gaza ! Stop aux déplacements forcés de populations palestiniennes ! Stop à l’invasion terrestre de Gaza par l’armée israélienne ! Soutien aux luttes du peuple palestinien pour son droit à l’autodétermination ! ». L’appel unitaire à la manifestation autorisée du 4 novembre 2023 se présentait ainsi : « Cessez-le feu immédiat ! Arrêt des bombardements et des déplacements forcés de la population ! Levée immédiate du blocus ! Protection du peuple palestinien à Gaza et en Cisjordanie ! ». On a du mal à déceler lequel des deux appels pourrait être taxé d’« antisémitisme latent ».

En l’absence de critères objectifs, on ne peut que constater que, finalement, la « confiance » c’est la bienveillance de l’autorité préfectorale envers tel ou tel organisateur d’une manifestation. Il est difficile de considérer une liberté dont l’exercice dépend des sentiments d’un préfet de police comme une liberté fondamentale.

La lecture de l’ordonnance du 28 octobre 2023 donne la fâcheuse impression que le juge de l’excès de pouvoir s’est montré fort peu regardant envers un préfet de police qui définit la sauvegarde de l’ordre public avec des critères impalpables.

[1Par exemple, D. Vidal, Antisionisme = antisémitisme, Libertalia, 2019.

[2« Ces affiches ne sauraient donc être regardées comme un appel à la violence ou une apologie du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion. » TA Marseille, ordonnance du 8 décembre 2023, n° 2311586.


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