Chronique ouvrière

La devise des signataires de l’accord de la métallurgie du 29 juin 2018 : des contrats précaires à la chaîne !

dimanche 2 décembre 2018 par Fabien GÂCHE et Pascal MOUSSY

Il est aujourd’hui de bon ton d’appeler contrats " courts " les contrats " précaires " (contrats à durée déterminée ou contrats de mission proposés aux travailleurs intérimaires).

La " gestion de la main d’œuvre " ne doit pas normalement s’opérer avec ce type de contrats. Le principe est en effet posé par le Code du travail que les emplois précaires ne sauraient " avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise ".

Il a toutefois été constaté la pratique d’un " intérim structurel " dans l’industrie automobile. " Les entreprises utilisatrices ont un fort taux d’intérimaires (jusqu’à 30-40% de la main d’œuvre " (L’observatoire de la métallurgie, « Etat des lieux – Les emplois en contrats courts dans la métallurgie », novembre 2016). On a pu même voir l’établissement de Renault Cléon atteindre un pourcentage de 48,4% d’intérimaires et celui de Renault Flins aller jusqu’à 75,94%.

Le feu couve sous la cendre.

Jusqu’à présent, cette utilisation " structurelle " de l’intérim pour occuper des emplois permanents dans les usines de fabrication d’automobiles n’a pas suscité un grand nombre d’actions prud’homales menées par des travailleurs intérimaires pour obtenir la requalification de leurs contrats de mission en contrat de travail à durée indéterminée avec l’entreprise utilisatrice. Le manque d’assurance ou la peur sont là. Le travailleur intérimaire craint de déclencher avec son « nouveau » patron (l’utilisateur) des hostilités dont il ne sortira pas vainqueur s’il obtient à l’arrachée la requalification grâce à la victoire prud’homale. Ou de devenir « tricard » et de ne plus être appelé pour des missions par l’agence d’intérim en cas de perte du procès.

Mais les employeurs de l’automobile ne sont pas assurés que le pourcentage du risque est égal à zéro. Des travailleurs intérimaires affectés d’une manière continue sur le même poste de travail peuvent en avoir assez de subir la précarité (en supportant le bon vouloir du renouvellement de leur contrat de mission) et de voir leur véritable employeur s’en tirer à si bon compte. Des syndicats combatifs qui interviennent dans l’entreprise utilisatrice peuvent redonner confiance aux intérimaires en leur proposant de se regrouper et d’entreprendre une démarche collective de requalification à travers l’action syndicale devant le Conseil de prud’hommes prévue par l’article L. 1251-59 du Code du travail.

Pour se prémunir contre tout risque, les patrons de la métallurgie ont saisi l’opportunité donnée par l’ordonnance Macron du 22 septembre 2017, qui a permis de mettre en place une réglementation spéciale des contrats précaires au niveau d’une branche d’activité. L’UIMM a obtenu de la CFE-CGC, de FO et de la CFDT qu’elles signent l’accord du 29 juin 2018 visant à faire voler en éclats le " délai de carence " instauré en 1982 pour contrecarrer une utilisation structurelle des contrats précaires.

I. Les partenaires à l’accord du 29 juin 2018 organisent la suppression du " délai de carence ".

Les contrats de travail à durée déterminée et les contrats de mission proposés à des travailleurs intérimaires présentent la caractéristique d’être des " contrats précaires ".

La loi soumet la succession de ces contrats sur un même poste de travail à l’observation d’un délai d’attente appelé " délai de carence " (art. L. 1244-3 et L. 1251-36 du Code du travail) ou " tiers temps ".

Les dispositions de l’ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017 ont introduit dans le Code du travail la possibilité pour un accord de branche d’imprimer sa marque en fixant les modalités de calcul de ce délai de carence (art. L. 1244-3 et L. 1251-36 du Code du travail) et/ou en prévoyant les cas dans lesquels ce délai de carence n’est pas applicable (art. L. 1244-4 et L. 1251. 37 du Code du travail).

Cette opportunité a été saisie par les signataires de l’ " accord national du 29 juin 2018 relatif au contrat de travail à durée déterminée et au contrat de travail temporaire dans la métallurgie ".

La conclusion de cet accord de branche a été présentée comme permettant " des contrats de travail adaptés dans la métallurgie " (Liaisons sociales n° 17625 du 2 août 2018).

La presse spécialisée a fait ressortir que l’accord de la métallurgie a mis en œuvre deux opérations : la détermination des modalités de calcul du délai de carence (en le réduisant par rapport au droit commun par une fixation au quart de la durée du contrat à durée déterminée ou du contrat de mission venu à expiration) et en retenant huit cas de suppression du délai de carence entre deux contrats (contrat à durée déterminée ou mission (Liaisons sociales, préc).

Le Directeur général du travail a été plus exact lorsqu’il a salué la dynamique de cette négociation collective. Il a indiqué que l’accord conclu dans la branche de la métallurgie " supprime le délai de carence entre deux CDD ou deux CTT " (" Une dynamique est à l’œuvre " - Entretien avec Yves Struillou Directeur général du travail, Semaine sociale Lamy n° 1835 du 5 novembre 2018).

Il ressort en effet de la lecture des dispositions légales fixant la liste limitative des cas de recours au contrat de travail à durée déterminée (art. 1242-2 et art. 1242-3 du Code du travail) ou au contrat de mission (art. L. 1251-6 et L. 1251-7 du Code du travail) puis de celle des dispositions de l’accord de la métallurgie du 29 juin 2018 (art. 1.2 et 4.2 de l’accord) que les modalités de calcul du délai de carence ne trouvent à s’appliquer que dans un seul cas : le recours au contrat à durée déterminée en vue du " recrutement d’ingénieurs et de cadres, au sens des conventions collectives, en vue de la réalisation d’un objet défini lorsqu’un accord de branche étendu ou, à défaut, un accord d’entreprise le prévoit " (art. 1242-2 du code du travail).

L’accord du 29 juin 2018 supprime le délai de carence pour le personnel ouvrier travaillant dans la métallurgie en cas de recours à un contrat à durée déterminée et il le fait disparaître purement et simplement, pour tous les salariés intérimaires amenés à travailler dans la métallurgie, en cas de recours à un contrat de mission.

II. Le « délai de carence » a pour finalité d’empêcher de faire tourner des salariés sous contrats précaires sur des " emplois liés à l’activité normale et permanente de l’entreprise ".

L’article L. 1244-4 du Code du travail relatif au contrat à durée déterminée précise qu’une convention ou un accord de branche étendu peut prévoir les cas dans lesquels le délai de carence n’est pas applicable, " sans préjudice des dispositions de l’article L. 1242-1 ".
Il résulte des dispositions de l’article L. 1242-1 qu’" un contrat de travail à durée déterminée, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise ".

L’article L. 1251-37 du Code du travail concernant le contrat de mission souligne que la convention ou l’accord de branche étendu de l’entreprise utilisatrice peut prévoir les cas où le délai de carence n’est pas applicable, " sans préjudice des dispositions de l’article L. 1251-5 ".

Les dispositions de l’article L. 1251-5 affirment que " le contrat de mission, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice ".

Il a été relevé que cette interdiction de recourir aux contrats précaires pour pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise, qui soumet les contrats précaires au respect du " principe de subsidiarité ", a été instituée pour répondre à un " objectif premier " de " sauvegarde de l’emploi permanent " (voir G. POULAIN, Les contrats de travail à durée déterminée, deuxième édition, Litec 1994, 15 et s.).

Il s’agit de " l’élément central " de la réglementation des contrats précaires, toutes les autres dispositions n’ayant " pour raison d’être que d’assurer le respect de ce principe " (voir, à ce sujet, G. POULAIN, op. cit., 201).

C’est dès lors en toute logique que la violation de ce principe fondamental du droit des contrats précaires est sanctionnée par la sanction de la requalification.

L’article L. 1245-1 du Code du travail prévoit que le contrat de travail conclu en méconnaissance des dispositions de l’article L. 1242-1 est réputé à durée indéterminée.

L’article L. 1251-40 du Code du travail affirme que lorsqu’une entreprise utilisatrice a recours à un salarié d’une entreprise de travail temporaire en méconnaissance de l’article L. 1251-5, ce salarié peut faire valoir auprès de l’entreprise utilisatrice les droits correspondants à un contrat de travail à durée indéterminée prenant effet au premier jour de sa mission.

Les signataires de l’accord de la métallurgie du 29 juin 2018 ont fait une référence polie au principe de subsidiarité en rappelant la règle générale posée par l’article L. 1242-1 et par l’article L. 1251-5 du Code du travail et en mentionnant les articles L. 1242-1 et L. 1251-6 du code du travail qui indiquent que les contrats précaires ne peuvent être conclus que pour l’exécution d’une tâche précise et temporaire, dans les cas limitativement visés par le Code du travail (art. 1 et 4 de l’accord).

Ils font ensuite valoir que le non-respect de l’une ou l’autre de ces dispositions permet, à lui seul de demander la requalification du contrat de travail à durée déterminée en contrat de de travail à durée indéterminée (art. 1 de l’accord) ou de faire valoir, auprès de l’entreprise utilisatrice, les droits correspondant à un contrat de travail à durée indéterminée avec l’entreprise utilisatrice (art. 4 de l’accord) et que les règles de succession de contrats n’apportent pas de garanties supplémentaires (art. 1 et 4 de l’accord).

Cette présentation du dispositif légal réglementant les contrats successifs sur un même poste comme un élément accessoire du contrôle du respect du " principe de subsidiarité " auquel est soumis le recours aux contrats précaires repose sur un postulat manifestement faux.

La consubstantialité de l’interdiction de pourvoir durablement un poste de travail lié à
l’activité normale et permanente de l’entreprise et le délai de carence a été mise en évidence.

" Pour éviter que l’employeur ne pourvoie durablement un poste de travail lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise, l’article L. 122-3-11 du Code du travail, alinéa 1, lui impose de respecter un délai avant de pourvoir à nouveau le poste " (F. BOUSEZ, « Contrat à durée déterminée. Exécution », Jurisclasseur travail (11 février 2000), Fasc. 2- 46, n° 163).

Il a été relevé, en ce qui concerne le principe du " délai d’attente ", que " ce délai d’attente constitue une réelle garantie pour empêcher la constitution, par l’entreprise, d’une réserve de travailleurs précaires, utilisés à moindre frais, sur des postes de travail, susceptibles de devenir permanents " (G. POULAIN, op. cit., 42).

Il a été souligné au sujet de l’institution par l’ordonnance du 5 février 1982 d’un délai de carence en cas de recours à un travailleur intérimaire que " cette disposition permet d’éviter la succession de salariés temporaires sur un poste qui est réalité permanent " (N. DECOOPMAN, « Le travail temporaire (commentaire de l’ordonnance n° 82-131 du 5 février 1982) », D. 1982, Chr. 225).

Par un arrêt du 11 juillet 2012 (n° 12-40041), la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité qui faisait valoir que le délai de carence portait atteinte au principe de la liberté du travail en relevant que cette question ne présentait pas de caractère sérieux, le délai de carence étant destiné à garantir que le recours au contrat au contrat précaire " n’a pas pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise ".

III. L’accord de la métallurgie a voulu en finir avec le " délai d’attente " en allant au-delà de la loi d’habilitation.

La faculté désormais reconnue à une convention ou un accord de branche de prévoir les cas dans lesquels le délai de carence n’est pas applicable a suscité des interrogations chez certains auteurs.

" La liberté réellement conférée aux signataires de cet accord est difficile à appréhender de façon concrète, car le pouvoir qui leur est reconnu intervient « sans préjudice des dispositions de l’article L. 1242-1 » : autrement dit, les accords ou conventions précités peuvent affecter - voire supprimer ? – le délai de carence, mais sans permettre qu’un emploi permanent soit durablement pourvu, ce qui est précisément l’objet du délai en cause… » (voir G. AUZERO, D. BAUGARD, E. DOCKES, Précis Dalloz de Droit du travail, 32e éd., 344).

" Désormais, l’article 24 de l’ordonnance du 22 septembre 2017 admet qu’une convention ou un accord de branche étendu peut fixer les modalités de calcul de ce délai. Allant plus loin, elle dispose qu’un accord de branche étendu peut prévoir que le délai de carence prévu par la loi n’est pas applicable. Dans cette hypothèse, la succession immédiate de contrats sera-t-elle envisageable ? Cela pourrait conduire,, notamment dans l’hypothèse majeure d’accroissement temporaire d’activité, à des successions de contrats immédiates et répétés. Reste cependant l’interdiction cardinale que le CDD ne peut avoir pour objet ou pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise. Mais une réelle souplesse est apportée ici… si les partenaires le veulent » (F. FAVENNEC-HERY, P-Y. VERKINDT, Droit du travail, 6e éd., 438).

Mais la lecture combinée de la loi n° 2017-40 du 15 septembre 2017 d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social et des articles L. 1244-4 et L. 1251-37 du Code du travail fait disparaître toute incertitude. L’accord de branche n’est pas autorisé à transgresser la règle fondamentale de subsidiarité des contrats précaires en procédant à la suppression du délai de carence.

Il résulte des dispositions de l’article 3 de la loi d’habilitation du 15 septembre 2017 que le Gouvernement a été autorisé à prendre par ordonnances toute mesure relevant du domaine de la loi afin de " modifier les règles de recours à certaines formes particulières de travail » en " prévoyant la faculté d’adapter par convention ou accord collectif de branche,, dans les limites d’un cadre fixé » par la loi, les dispositions en matière de contrat à durée déterminée et de contrat de travail temporaire, relatives aux motifs de recours à ces contrats, à leur durée, à leur renouvellement et à leur succession sur un même poste ou avec le même salarié ».

Les termes de la loi d’habilitation sont on ne peut plus clairs. Les partenaires à l’accord collectif sont autorisés à " adapter " , à appliquer après ajustement, et non à défaire, à supprimer.

En vertu de la loi d’habilitation du 15 septembre 2017, l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 a également permis à un accord de branche d’intervenir pour déterminer la durée maximale du contrat à déterminée ou du contrat de mission ou fixer le nombre maximal de renouvellement possible.

Nul n’oserait sérieusement soutenir que les partenaires à l’accord collectif pourraient se prévaloir de l’ordonnance du 22 septembre 2017 pour faire disparaître la durée maximale du droit des contrats précaires ou pour supprimer toute limite au nombre de renouvellement du contrat à durée déterminée ou du contrat de mission.

Le délai de carence est de même nature que la durée maximale ou le nombre maximal de renouvellement. Il a pour raison d’être d’assurer le respect de cet "élément central » de la réglementation des contrats précaires qu’est l’interdiction de recourir à cette catégorie de contrats pour pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise.

La suppression du délai de carence, non autorisée par la loi d’habilitation du 15 septembre 2017, qui a été mise en œuvre par l’accord de la métallurgie du 29 juin 2018 est incontestablement de nature à remettre en cause l’interdiction clairement affirmée par les articles L. 1242-1, L. 1244-4, L. 1251-5 et L. 1251-37 de préjudicier au " principe de subsidiarité » des contrats précaires.

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La Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT a engagé une action judiciaire pour obtenir l’annulation de l’accord du 29 juin 2018.

Le Tribunal de grande instance de Paris (1ère chambre - 4ème section) tiendra son audience le 19 février 2019 à 14 heures.