Du collectif à l’individuel (à propos de la « méthode Clerc » et de la « valorisation » du mandat syndical)
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Le 4 juin 1996, six militants CGT de l’usine Peugeot de Sochaux ont fait reconnaître par la formation de référé du Conseil de prud’hommes de Paris le trouble manifestement illicite constitué par une discrimination syndicale en matière d’évolution de carrière [1]. J’avais l’honneur d’assister en qualité de défenseur syndical Noël HENNEQUIN, François CLERC, Marc MARTINEZ, Philippe AIRES, Daniel TOUSSENEL et Robert HUOT. Je prends aujourd’hui la plume pour écrire quelques lignes destinées à rappeler le sens du combat collectif engagé en 1995 et à exprimer de fortes réserves sur certaines dérives qui sont intervenues à la suite de « l’affaire Peugeot ».
L’action menée devant le juge des référés prud’homal est née d’une rencontre.
« Dans le courant de l’année 1995, mes camarades d’atelier, qui faisaient les mêmes tâches que moi, choqués par mon absence d’évolution professionnelle et par le caractère flagrant de la différence de traitement qu’il y avait entre eux et moi, ont signé une pétition demandant qu’il me soit reconnu le droit à une évolution de carrière normale. Cette pétition a recueilli une trentaine de signatures.
Au début de l’année 1995, à l’occasion d’une activité militante, j’ai rencontré un juriste militant à la CGT, Pascal MOUSSY. Lorsque je lui ai présenté la situation, il m’a dit qu’il y avait certainement quelque chose à faire et qu’il était tout à fait d’accord pour nous aider.
J’ai en parlé au syndicat. Il a été décidé de proposer à Pascal qu’il vienne nous voir à Sochaux. Il a débarqué un matin de mois d’octobre au moment de l’embauche. Nous l’avons accueilli au local syndical. Et, après avoir été cherché du thé, nous nous sommes mis au travail ». [2]
Cette rencontre a notamment donné l’occasion d’avoir une discussion entre militants sur le choix de la procédure permettant d’engager l’action judicaire la plus offensive possible contre la discrimination syndicale. Il a été retenu l’idée de saisir la formation de référé du Conseil de prud’hommes pour faire reconnaître et cesser le trouble manifestement illicite constitué par une situation de discrimination syndicale en matière salariale et professionnelle. Il ne s’agissait pas d’une « invention » [3] mais tout simplement du rappel d’un principe fondamental pour des syndicalistes combatifs. Une dénonciation militante de la discrimination syndicale doit conduire en toute logique à faire le choix de la procédure la plus apte à exprimer le refus de la banalisation de l’arbitraire patronal. C’était en l’occurrence le référé prud’homal.
« Cela faisait pas mal de temps que cette situation de discrimination était très mal vécue par un certain nombre de militants CGT travaillant à l’usine de Sochaux. Certains avaient même commencé à entreprendre des démarches, notamment auprès de l’inspection du travail, pour tenter de faire cesser les pratiques de la direction de Peugeot. Mais ces tentatives n’avaient pas été très fructueuses et le chemin à faire pour obtenir la condamnation de Peugeot paraissait encore très long, un vrai chemin de croix…
Pascal nous a présenté les mérites de cette procédure particulière qu’est le référé prud’homal : sa rapidité, la caisse de résonnance qu’est une victoire en référé.
Il nous a conseillé de ne pas nous laisser arrêter par les propos savants de ceux qui expliquaient que la discrimination était une chose trop complexe pour faire l’objet d’une condamnation par le juge des référés, présenté comme le juge de l’évidence.
Il nous a raconté que d’éminents juristes syndicaux de Montreuil, pleins de sagesse et d’expérience, lui avaient expliqué qu’il ne fallait surtout pas présenter une affaire de discrimination devant le juge des référés. Il nous a dit en rigolant qu’il les avait remercié pour leurs avisés conseils et il nous a proposé de ne pas les suivre, convaincu que la discrimination salariale et syndicale était bien dans le champ d’intervention du juge des référés prud’homal ». [4]
Le point marqué le 4 juin 1996 par les six militants CGT de Peugeot Sochaux devant le juge des référés prud’homal a enclenché une dynamique qui a permis d’élargir le cercle des succès judiciaires dans le combat contre la discrimination syndicale en matière d’évolution professionnelle.
Parfois, l’équilibre entre la défense des intérêts collectifs et celle des intérêts individuels [5] n’a pas été maintenu. Ce qui a alors conduit à une dénaturation de l’action menée par les militants CGT de Peugeot Sochaux.
I. La légende de l’inventeur de la méthode « infaillible ».
Les victoires judiciaires obtenues le 6 juin 1996 par les six de Peugeot Sochaux, puis le 14 janvier 1998 par dix-huit autres militants CGT de la même usine qui avaient pris le relais, ont été présentées comme permise par l’élaboration d’une « méthode inédite ». [6]
Il sera observé que la « méthode » en question présentait une originalité toute relative.
« Lorsqu’il est venu nous voir, Pascal avait dans son sac la copie d’un procès-verbal d’un inspecteur du travail qui avait déjà eu l’occasion de constater une situation de discrimination syndicale dans une grosse boîte de la métallurgie.
C’est ce document qui nous a indiqué la « méthode » à suivre pour faire apparaître la discrimination. Il s’agissait, avec des tableaux, de comparer l’évolution de carrière de syndicalistes et de non syndicalistes embauchés à la même époque avec la même qualification initiale.
Nous avons entrepris un travail collectif de « recopiage » de cette méthode, que nous avons agrémentée de quelques jolies courbes mettant en évidence l’écart entre les militants CGT et leur collègues de travail ayant évolué normalement.
Voilà, ce n’était pas bien sorcier ». [7]
La mise au point de la « méthode » est relatée par un historien de la manière suivante.
« Sans doute, Pascal Moussy apporte-t-il l’idée de constituer des panels de référence propres à démontrer de façon convaincante la discrimination à l’encontre de chaque cas invoqué. […] L’apport du trio ouvrier, composé de Noël Hennequin, François Clerc et Jean Vadam, tient en partie à l’élaboration des graphiques rassemblant les trajectoires du panel de référence et du cas qui y est rapporté. Ceux-ci empruntent leur efficacité aux documents techniques usuels pour ces ouvriers hautement qualifiés qui réinvestissent dans le monde juridique la rigueur industrielle dont ils sont familiers. Dans ce mouvement de transfert, il n’est pas sans intérêt de voir Jean Vadam, ancien premier de promotion de l’Ecole d’apprentissage Peugeot, jouer un rôle moteur et, à travers ce trio, le savoir ouvrier contribuer aux progrès de la jurisprudence ». [8]
Certains ont baptisé « méthode Clerc » ce travail de comparaison de précision.
Dans un premier temps, le présumé inventeur a fait œuvre de modestie et rappelé qu’il ne fallait pas perdre de vue la dimension collective du travail de comparaison qui avait été effectué. « Les instances syndicales se sont intéressées à cette méthode fondée sur des tableaux comparatifs d’évolution de carrière. Il a fallu ensuite l’expliquer, former des syndicalistes et, au cours de ces rencontres avec les militants, nous l’avons améliorée, affinée. On l’appelle la « méthode Clerc », mais c’est le résultat d’un travail collectif ». [9]
Au fil du temps, s’est opéré un glissement du nous vers le je. « Donc après les petits fours tout le monde se rue vers moi, et puis mon DRH tournait un peu autour de moi comme ça. Alors il me dit « mais vous faites quoi au juste M. Clerc à la CGT ? ». Je lui réponds, « j’ai une activité à la CGT. Je suis à la fédération de la métallurgie, mais je suis aussi à la confédération, je m’occupe pour toute la France des questions de discrimination, je suis à l’origine de la méthode [des panels]… Je suis aussi expert, formateur, conseiller à la Halde, je fais des cours là où on me demande d’en faire. D’ailleurs, j’interviens aussi à Science Po si on me le demande, je suis intervenu à l’OFCE. Je fais des cours aux magistrats, à l’Ecole Nationale de la Magistrature en formation continue, des juges, des procureurs, je fais des cours à tous les inspecteurs du travail de France, qui enquêtent selon ma méthode »… ». [10]
Cette échappée se révèle peu conforme au caractère collectif qui définit en principe l’action syndicale.
Il convient de rappeler encore une fois que la fameuse « méthode » qui a été utilisée lors des procédures judiciaires menées par les militants CGT de Peugeot Sochaux a consisté en un travail collectif d’élaboration de graphiques à partir du procès-verbal d’un inspecteur du travail mettant en évidence, à partir d’un rigoureux travail de comparaison, une discrimination en matière d’évolution professionnelle entre, d’une part, les syndiqués CGT et CFDT et, d’autre part, les syndiqués CSL de l’usine Citroën de Rennes (voir annexes 1 à 4). [11]
Il sera également observé qu’il est quelque peu excessif de présenter cette méthode comme « infaillible » (voir annexe 5). [12]
D’une part, la production de graphiques élaborées de façon pertinente et précise n’a pas nécessairement donné lieu à une victoire judiciaire.
D’autre part, il a été relevé que « le modèle de panel fondé sur l’identité des conditions initiales » n’est pas un moyen de preuve unique et n’est pas en soi « décisif ». « Il nous semble nécessaire, au contraire, que la Cour admette un « pluralisme des méthodes », ajustées aux conditions d’emploi, de métiers, de carrière, et appréciées dans un cadre contradictoire. Cela signifie notamment que la comparaison chiffrée avec des groupes de référence ne doit pas être la seule méthode. A lire les très nombreux arrêts rendus sur cette question, un tel pluralisme est d’ores et déjà à l’œuvre. La discrimination peut être prouvée par des faits isolés et concordants, montrant une disparité de traitement subie par le salarié. Le juge peut retenir le constat de stagnation de carrière d’un salarié à partir de la prise d’un mandat, venant rompre une progression de carrière. A l’inverse, il ne suffit pas que la rémunération du salarié ait connu une progression moindre que celle de la moyenne des autres salariés avant l’exercice de ses fonctions représentatives, pour justifier objectivement l’absence de toute discrimination. Cette diversité nous paraît garantir la qualité des débats sur les situations de discrimination. Elle vaut également avertissement de prudence à l’égard des défenseurs des salariés, qui doivent construire leurs indices de discrimination dans une perspective concrète et en acceptant le débat contradictoire, sans s’en remettre à une hypothétique « preuve décisive » ». [13]
Il sera enfin souligné que les graphiques ne suffisent pas à expliquer la victoire obtenue le 4 juin 1996 par les six de Peugeot Sochaux devant la formation de référé du Conseil de prud’hommes de Paris. Les attestations établies par des collègues de travail persuadés que les obstacles mis à l’évolution de la carrière des délégués CGT étaient dus à leur militantisme syndical ont été déterminantes [14]
« Dans l’ensemble, nous avons eu un soutien sans faille de nos collègues de travail.
En ce qui me concerne, par exemple, mon atelier comprenait 500 personnes. Une trentaine de collègues a tenu à témoigner ou à signer la pétition exigeant l’arrêt de la discrimination.
Un certain nombre de salariés de l’usine de Sochaux étaient bien conscients que, pour avoir une promotion, il fallait avoir une carte FO. Ils prenaient donc la carte. Ce qui ne signifiait pas pour autant qu’ils votaient FO aux élections professionnelles. Mais ce qui régnait, c’était un profond sentiment d’amertume, voire d’indignation contre ce système qui conduisait beaucoup de salariés à avoir un comportement dont ils n’étaient pas très fiers.
Ils ont accueilli notre victoire prud’homale avec un fort sentiment de revanche ». [15]
II. La « valorisation de l’expérience acquise », expression d’un syndicalisme de proximité avec la gestion de l’entreprise.
Le 11 septembre 1998, dans le prolongement des succès obtenus en matière prud’homale par les six et les dix-huit et à la veille de l’ouverture d’un procès pénal, était signé entre la société Automobiles Peugeot et la déléguée syndicale CGT un protocole d’accord.
Il était affirmé dans le préambule de ce protocole d’accord que la direction d’Automobiles Peugeot n’avait jamais entendu porter entrave aux libertés syndicales ou discriminer des « mandatés » de quelque organisation syndicale que ce soit mais il était également indiqué qu’elle consentait néanmoins à ouvrir les dossiers individuels de 169 militants de la CGT… « pour que les écarts estimés par le Syndicat CGT ne viennent pas faire obstacle à ses propres orientations et volonté de dialogue social ».
Voilà comment est né le premier accord Peugeot sur la discrimination syndicale. [16]
Cet accord a été alors salué dans les colonnes du Droit Ouvrier avec le commentaire suivant. « La victoire Peugeot remet en évidence l’idée sur cette liberté, cette autonomie individuelle doit se traduire collectivement par le respect des libertés publiques dans l’entreprise ; la liberté syndicale d’organiser la résistance, la promotion de valeurs antagoniques à l’exploitation matérielle et à la soumission morale et physique du travail humain ». [17]
Les discussions qui ont abouti à cet accord avaient une « double fonction » : « elles servent d’abord à vérifier l’existence d’une égalité de traitement collective en partant du principe qu’il n’existe aucune raison pour qu’en moyenne, les salaires de l’équipe syndicale n’évoluent pas au même rythme que le reste du collectif des salariés. A côté de cette dimension collective, la discussion « au cas par cas » prend en compte la variabilité des engagements individuels que la construction d’une moyenne annule. Le dispositif ne garantit pas une automaticité de l’évolution professionnelle, mais active une logique de soupçon et de justification, l’observation des distorsions salariales mettant théoriquement la direction en demeure d’exhiber les raisons de cet écart ». [18]
Il a été relevé que l’accord Peugeot du 11 septembre 1998 est intervenu dans le cadre du rapport de forces institué par la menace de l’action pénale. « En terme de rapport de force, l’accord de droit syndical de PSA apparaît bien comme une conséquence de la menace du procès, plaçant ainsi la direction dans une position défensive avec comme objectif de faire oublier cette image d’entreprise discriminante ». [19]
Les discussions qui seront ultérieurement engagées au sujet de l’évolution de carrière des « mandatés » s’inscriront moins dans le processus d’une négociation collective de nature à résoudre un conflit que dans une logique de « dialogue social » ayant un fort parfum de collaboration de classes. [20]
L’accord collectif sera issu de la volonté « d’encourager une certaine professionnalisation des représentants syndicaux » et une « relative stabilisation des négociateurs syndicaux dans leurs mandats ». [21]
On va assister « à la montée en puissance d’une logique générale du parcours et des compétences, et d’une logique plus spécifique de « reconnaissance du travail syndical » comme contrepartie de la place croissante donnée à la négociation en entreprise et de la technicité des dossiers à négocier intéressement, égalité professionnelle, GPEC… A la demande des représentants syndicaux, une refonte de l’accord syndical est négociée en 2007, qui pose le principe « qu’au-delà de l’’examen de l’évolution des rémunérations et des promotions, [les réunions de gestion des mandatés] sont aussi l’occasion d’aborder l’évolution professionnelle des mandatés, y compris les éventuels changements d’affectation de poste, voire de filières ou de métiers, dans le cadre des règles de gestion du personnel en vigueur dans l’entreprise ». Ce texte n’avait pas abouti, la CGT l’estimant incomplet. Un nouvel accord est signé fin 2009, consacrant un article propre à la question de la « valorisation des acquis de l’expérience syndicale ». Il pose le principe de la reconnaissance des « compétences supplémentaires » et de « l’expérience » acquise par le mandaté dans l’exercice de sa fonction « la démarche ainsi engagée peut permettre d’aboutir, à travers une démarche de valorisation des acquis de l’expérience (VAE) à l’obtention d’un diplôme, ouvrant à l’intéressé des perspectives en interne dans l’entreprise ou en externe » ». [22]
Le législateur a pris le relai. Avec la loi du 19 août 2015, il a consacré la « valorisation de l’expérience acquise » par le salarié investi d’un mandat représentatif avec la rédaction du dernier alinéa de l’article L. 2141-5 du Code du travail dans les termes suivants. « Lorsque l’entretien professionnel est réalisé au terme d’un mandat de représentant du personnel titulaire ou d’un mandat syndical et que le titulaire d’heures de délégation dispose d’heures de délégation sur l’année représentant au moins 30 % de la durée de travail fixée dans son contrat de travail ou, à défaut, de la durée applicable dans l’établissement, l’entretien permet de procéder au recensement des compétences acquises au cours du mandat et de préciser les modalités de valorisation de l’expérience acquise ». [23]
Ce qui a suscité la perplexité.
« Le premier objectif, la valorisation du parcours professionnel, peut surprendre. De façon traditionnelle, le droit du travail a d’abord cherché à protéger les représentants du personnel car ils pourraient être victimes de représailles de la part de l’employeur. Cette protection se manifeste dans l’impossibilité de rompre le contrat de travail sans autorisation administrative et de façon plus générale dans l’interdiction de toute discrimination. L’employeur ne doit pas prendre en compte l’activité syndicale du salarié pour arrêter ses décisions. Un droit à l’indifférence est ainsi proclamé par les textes. En affirmant qu’il faut valoriser les parcours professionnels des élus et délégués syndicaux, on change de paradigme : être représentant du personnel devient un élément qui doit être pris en compte dans la carrière du salarié. Cette évolution peut susciter des réactions contrastées. Le représentant du personnel, animé par le souci de défendre la communauté des travailleurs, exerce en principe sa fonction désintéressée. Faut-il encourager « une professionnalisation » des élus et des délégués syndicaux ? » [24]
« Si le processus de reconnaissance des compétences relève d’une démarche individuelle - celle d’un salarié désireux de préparer son après-mandat -, il suscite des interrogations plus profondes. Notamment sur la finalité de cette démarche. S’agit-il pour le salarié de monter en compétence dans l’appareil syndical, voire les structures paritaires ? Ou s’agit-il de permettre à d’anciens salariés mandatés d’investir des fonctions d’encadrement ou de direction et éventuellement dans les relations sociales en entreprise ? » [25]
Il a récemment été annoncé aux lecteurs de l’Humanité Magazine une bonne nouvelle. « L’engagement syndical n’est plus forcément un frein à votre carrière ». Il leur a été rappelé que les « compétences tant en droit du travail que dans les domaines économiques » des représentants du personnel et les délégués syndicaux peuvent, depuis 2018, faire l’objet d’une reconnaissance officielle via une certification ». « Destinée aux salariés qui ont exercé un mandat au cours des cinq années précédentes, elle est composé de six blocs de compétences (encadrement et animation d’équipes, gestion et traitement de l’information, assistance dans la prise en charge d’un projet, mise en œuvre d’un service de médiation sociale, prospection et négociation commerciale, suivi d’un dossier social d’entreprise) ». […] Outre sa dimension symbolique, cette reconnaissance des compétences acquises dans l’action syndicale devrait en théorie permettre aux ex-élus et représentants syndicaux d’accéder à de nouvelles opportunités d’emploi ». [26]
Il n’est plus seulement proposé, à travers un « dialogue social » prenant appui « sur la représentation d’un intérêt commun partagé entre l’entreprise et les représentants des travailleurs », une « adhésion des représentants du personnel et des représentants syndicaux à des décisions économiques qui leur échappent pourtant ». [27]
La « certification » permet d’accéder au sésame permettant une intégration professionnelle, marquée par une proximité de plus en rapprochée avec l’équipe dirigeante dans la mise en œuvre des décisions de gestion de l’entreprise.
III. La marque de fabrique de l’affaire Peugeot : affirmer le droit de militer sans entrave dans l’atelier contre l’exploitation capitaliste.
L’action prud’homale des six militants CGT de Peugeot Sochaux a été menée sous la bannière de l’article L. 412-2 du Code du travail [28] interdisant à l’employeur de prendre en compte l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale pour arrêter ses décisions en ce qui concerne notamment l’avancement et la rémunération.
Il est traditionnellement enseigné que l’article L. 412-2 était une déclinaison du principe de la liberté syndicale. [29]
La bagarre judiciaire engagée à la fin de l’année 1995 était animée par la préoccupation essentielle de convaincre les salariés de l’usine Peugeot de Sochaux, notamment les jeunes, qu’il ne fallait pas avoir peur de s’engager syndicalement et qu’il était possible de mener l’action revendicative dans l’entreprise sans pour autant être condamné à devoir rester sans réagir face aux mesures patronales de rétorsion frappant la fiche de paye.
L’objectif a été atteint.
« Nous avons pu constater que notre succès prud’homal a permis à la CGT de connaître une forte progression aux élections professionnelles.
Par exemple, à PCI, mon département, aux élections qui ont suivi la condamnation de la discrimination, la CGT est passée de 55 % à 80 % des voix.
En 10 ans le nombre de syndiqués à la CGT à l’usine de Peugeot-Sochaux a progressé de 20 %.
Avant notre action prud’homale, le militant syndical actif était nécessairement discriminé par Peugeot.
Depuis la reconnaissance et la condamnation de la discrimination syndicale obtenues en justice, être syndiqué à l’usine de Peugeot-Sochaux n’est plus associé à salarié discriminé ». [30]
Dans le préambule des statuts de la CGT, il est affirmé que cette organisation syndicale « agit pour une société démocratique, libérée de l’exploitation capitaliste et des autres formes d’exploitation et de domination ». [31]
Pour bon nombre des vingt-quatre (les six plus les dix-huit) militants CGT de l’usine de Peugeot Sochaux qui ont fait reconnaitre en 1996 et en 1998 comme un trouble manifestement illicite la discrimination en matière salariale et d’évolution professionnelle, il s’agissait d’arracher au patron le droit de s’adresser aux ouvriers de leur atelier pour les convaincre de s’engager dans la lutte contre l’exploitation.
Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les démarches individuelles consistant à valoriser l’expérience d’un mandat syndical pour obtenir son intégration dans le personnel d’encadrement n’ont rien à voir avec leur combat.
Annexe 1 : procès-verbal de l’inspecteur du travail de Rennes
Annexe 2 : graphique réalisé par J. VADAM
Annexe 3 : graphique selon la "méthode Clerc"
Annexe 4-1 et 4-2 : comparaison entre la présentation de F. CLERC et la présentation de J. VADAM
Annexe 5 : article de presse du 17 octobre 2002
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[1] CPH Paris (Référé – Départiteur), 4 juin 1996, Hennequin et autres contre Sté Automobiles Peugeot, Dr. Ouv. 1996, 381 et s., note Jean-Maurice VERDIER.
[2] Interview de Noël HENNEQUIN, « Retour sur le contentieux de la discrimination salariale et syndicale avec un ancien de Peugeot Sochaux », Chronique Ouvrière du 15 novembre 2009, http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article145
[3] François CLERC s’est un peu poussé du col lorsqu’il a déclaré dans une interview au journal Le Peuple : « Sochaux a marqué une véritable coupure, ce qui a été inventé, c’est le travail militant sur la discrimination », « Rendre la discrimination impossible », Le Peuple n° 1533 du 25 octobre 2000, 9.
[4] Noël HENNEQUIN, interview préc.
[5] L’article L. 2131-1 du Code du travail indique que les syndicats professionnels ont pour objet la défense des intérêts « tant collectifs qu’individuels » des personnes mentionnées dans leurs statuts.
[6] Voir, notamment, à ce sujet, N. HATZFELD, « Lutte contre la discrimination syndicale à Peugeot-Sochaux : combats judiciaires et mutations syndicales (1995-2000) », Pratiques syndicales du droit, Presses Universitaires de Rennes, 2014, 256.
[7] Noël HENNEQUIN, interview préc.
[8] N. HATZFELD, art. préc., 260.
[9] « La méthode « Clerc » pour prouver les discriminations », interview de F.CLEC parue dans l’Humanité Dimanche du 12 au 18 juillet 2007.
[10] Propos tenus par F. CLERC à l’occasion de la remise d’un diplôme obtenu dans le cadre d’une VAES (valorisation des acquis de l’expérience syndicale), cités par V-A. CHIAPPE, J-M. DENIS, C. GUILLAUME ; S. POCHIC, La fin des discriminations syndicales ? Luttes judiciaires et pratiques négociées, Ed. du Croquant, 2019, 58.
[11] Annexe 1 : procès-verbal de l’inspecteur du travail de Rennes. Il ne faut pas confondre l’Ouest et l’Est. Certains ont raconté la légende de la « méthode » en attribuant le travail de comparaison qui a inspiré les graphiques réalisés par les syndicalistes de Peugeot Sochaux à des militants CFDT de Mulhouse… (voir V-A. CHIAPPE, J-M. DENIS, C. GUILLAUME ; S. POCHIC, op. cit., 39).
Annexe 2 : graphique réalisé par J. VADAM (l’un des 18 ayant fait reconnaître la discrimination syndicale par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 14 janvier 1998). Ce graphique démontre l’étendue du préjudice en utilisant une méthode de « triangulation » (l’étendue du préjudice est mise en évidence par la surface du triangle). Le triangle se présente ici sous une forme horizontale.
Annexe 3 : graphique paru dans la Semaine sociale Lamy du 15 novembre 2004 pour présenter la « méthode Clerc ». Nous retrouvons la même méthode dite de « la triangulation ». Le triangle se présente cette fois sous une forme verticale.
Annexe 4 : exemple montrant que la présentation de F. CLERC et la présentation de J. VADAM aboutissent au même résultat.
[12] Annexe 5 : article de presse du 17 octobre 2002, « Comment faire plier son patron. François Clerc était la semaine dernière à Troyes pour expliquer aux représentants CGT du département sa méthode pour lutter contre les discriminations syndicales. Efficace et jusqu’à présent infaillible ».
Voir également l’Humanité Dimanche du 12 au 18 juillet 2007, « La méthode « Clerc » pour prouver les discriminations. François Clerc est responsable des dossiers discrimination à la CGT et « père » d’une méthode quasi infaillible pour prouver la discrimination syndicale. Explications ».
[13] E. SERVERIN, T. GRUMBACH, « Discrimination syndicale : le concours des panels ne doit pas être arbitré par la Cour de cassation », Revue de droit du travail 2012, 718.
[14] Voir CPH Paris (Référé – Départiteur), 4 juin 1996, Hennequin et autres contre Sté Automobiles Peugeot, Dr. Ouv. 1996, 381 et s., note Jean-Maurice VERDIER.
[15] Noël HENNEQUIN, interview préc.
[16] « L’accord Peugeot : échec à la discrimination syndicale », Dr. Ouv. 1998, 488 et s., observations P. MOUSSY et P. RENNES,
[17] P. RENNES, observations sur l’accord Peugeot, Dr. Ouv. 1998, 492.
[18] V-A. CHIAPPE, J-M. DENIS, C. GUILLAUME ; S. POCHIC, op. cit., 43.
[19] V-A. CHIAPPE, J-M. DENIS, C. GUILLAUME ; S. POCHIC, op. cit., 39 et s.
[20] Voir, notamment, sur la substitution du « dialogue social » à la négociation collective, M.L. DUFRESNE-CASTETS, Un monde à gagner. La lutte des classes au tribunal, Don Quichotte éditions, 2017, 214 et s.
[21] Voir V-A. CHIAPPE, J-M. DENIS, C. GUILLAUME ; S. POCHIC, op. cit., 47.
[22] V-A. CHIAPPE, J-M. DENIS, C. GUILLAUME ; S. POCHIC, op. cit., 53.
[23] La rédaction issue de l’ordonnance du 22 septembre 2017 se présente ainsi : « Lorsque l’entretien professionnel est réalisé au terme d’un mandat de représentant du personnel titulaire ou d’un mandat syndical, celui-ci permet de procéder au recensement des compétences acquises au cours du mandat et de préciser les modalités de valorisation de l’expérience acquise. Pour les entreprises dont l’effectif est inférieur à deux mille salariés, ce recensement est réservé au titulaire de mandat disposant d’heures de délégation sur l’année représentant au moins 30 % de la durée de travail fixée dans son contrat de travail ou, à défaut, de la durée applicable dans l’établissement ».
[24] B. BOSSU, « A la recherche des acteurs du dialogue social », Dr. Soc. 2015, 896.
[25] I. MEFTAH, « La carrière des salariés titulaires de mandat », Revue de droit du travail 2019, 236.
[26] Humanité Magazine du 3 au 9 février 2022.
[27] Observation formulée par Nicole MAGGI-GERMAIN à l’occasion d’une réflexion sur les accords collectifs promouvant des dispositifs de valorisation des compétences acquises par l’expérience syndicale (N. MAGGI-GERMAIN, « La reconnaissance des compétences liées au mandat », Dr. Soc. 2018, 34).
[28] Avec la recodification, l’article L. 412-2 est devenu L. 2141-5.
[29] Voir, notamment, à ce sujet, G.H CAMERLYNCK, G. LYON-CAEN, J. PELISSIER, Précis Dalloz de Droit du travail, 12e éd., 618 et s.
[30] Noël HENNEQUIN, interview préc.
Pascal MOUSSY
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