Chronique ouvrière

Les actions collectives animées par la CGT ont permis la condamnation prud’homale de la discrimination raciale systémique

samedi 8 février 2020 par Marilyne POULAIN
CPH Paris 17 décembre 2019.pdf

(…) Chaque groupe est ainsi prédestiné à certaines tâches et cela, non en fonction de ses compétences réelles, mais semble-t-il uniquement en fonction de son origine qui lui attribue une compétence supposée, l’empêchant ainsi de pouvoir occuper un autre positionnement au sein de ce système organisé de domination raciste. L’analyse de ce système pyramidal au sein du chantier (…) permet de caractériser l’existence d’un système de discrimination systémique en termes de rémunération, d’affectation, d’évolution professionnelle à l’égard de ces 25 travailleurs maliens en situation irrégulière employés par la société (…), cantonnés aux métiers les plus pénibles de manœuvres et aux taches les plus ingrates ; (…) Le contexte de discrimination systémique en lien avec l’origine décrit ci-dessus, auquel est venu s’ajouter en l’espèce le fait que les salariés se trouvaient en situation irrégulière au regard du droit au séjour et au travail, a conduit l’employeur à violer délibérément ses obligations, niant aux travailleurs concernés l’ensemble de leurs droits légaux et conventionnels ; (…). Il convient d’octroyer au demandeur des dommages-intérets pour discrimination raciale et systémique que le Conseil estime devoir fixer à 12 mois de salaire.
CPH Paris, 17 décembre 2019, n°17/10051

Une première en France

Le 17 décembre 2019, le Conseil des Prud’hommes a reconnu pour la première fois en France la notion de discrimination raciale systémique suite à la saisine de 25 travailleurs privés de titres de séjour victimes de travail dissimulé, de conditions de travail indignes sur le chantier du 46 Avenue de Breteuil (75007 Paris) en septembre 2016 accompagnés par notre organisation syndicale, la CGT, partie intervenante au dossier.

La notion de discrimination systémique ne figure pas dans le droit français.

Un rapport remis en 2013 au Ministère de la justice la définit comme « une discrimination qui relève d’un système, c’est à dire d’un ordre établi provenant de pratiques volontaires ou non, neutres en apparence, mais qui donne lieu à des écarts de rémunération ou d’évolution de carrière entre une catégorie de personnes et une autre. Cette discrimination systémique conjugue quatre facteurs : les stéréotypes et préjugés sociaux ; la ségrégation professionnelle dans la répartition des emplois entre catégories ; la sous-évaluation de certains emplois ; la recherche de rentabilité économique à court terme » (Laurence Pécaut-Rivolier « Lutter contre les discriminations au travail : un défi collectif » 2013).

Ce jugement du CPH de Paris fait pour la première fois application de ce concept, dans le secteur du BTP.

En septembre 2016, ces 25 travailleurs tous maliens et dépourvus de titres de séjour nous saisissent, la CGT, suite au grave accident de travail de l’un des leurs sur le chantier de l’ancien siège de Michelin situé dans le très chic 7e arrondissement au 46 Avenue de Breteuil.

Tous non déclarés, ils interviennent pour la société de sous-traitance MT Bat Immeubles sur l’opération de curage du bâtiment. Il s’agit d’une des phases les plus pénibles et des plus dangereuses des travaux de réhabilitation, consistant à la démolition partielle d’un bâtiment par le retrait de structures et matériaux spécifiques notamment le béton détérioré ou contaminé par l’amiante.
En septembre, dans un contexte de violations massives des règles de sécurité, deux accidents se produisent. Un salarié se blesse à l’oeil, un autre se fracture le bras lors d’une chute d’un échafaudage non sécurisé et tombe inconscient au sol.

L’employeur refuse d’appeler les secours préférant « privilégier l’état d’avancement des travaux à la sauvegarde de l’intégrité corporelle et de la vie des salariés, ceux-ci étant appréhendés comme de simples composants remplaçables. » (Jugement CPH – page 15) et demandent aux travailleurs de ne plus revenir sur le chantier quand ils prennent l’initiative d’appeler eux-mêmes les pompiers.

S’en suit une grève de deux mois des 25 travailleurs maliens avec occupation partielle du chantier soutenue par les différentes organisations de la CGT (Union Locale CGT du 7e, Union Départementale 75, Fédération Construction, Fédération Banques et assurances, Confédération).
Cette action syndicale aboutit à la signature d’un accord avec le maître d’ouvrage du Chantier, Covéa Immobilier (regroupement de la GMF, MMA et la MAF) et le donneur d’ordre Capron.
Cette transaction entre les différentes parties et l’Etat (Préfecture et Direccte) débouche sur la réembauche des salariés par le donneur d’ordre et la régularisation de la situation administrative des salariés par la Préfecture de Police de Paris avec, pour la première fois, la prise en compte de constats de l’Inspection du travail comme preuves de la relation de travail.

Alertée lors de l’accident du travail, l’inspection du travail enquête et dresse un procès-verbal de plus de 300 pages dans lequel sont constatées les multiples violations du droit du travail, et la soumission à des conditions de travail contraires à la dignité humaine.

Une fois l’avenir professionnel et administratif garanti pour les travailleurs par la transaction, il nous appartient de travailler collectivement avec nos avocates Aline Chanu et Camille Berlan à la stratégie syndicale et juridique pour réparer le passé.

Lors du conflit social, revient sans cesse dans la parole des salariés, cette sensation violente d’avoir été méprisés, déshumanisés, considérés comme « des entités interchangeables et négligeables », de la « chair à chantier » et donc d’avoir été discriminés.

Des passages du procès-verbal de l’inspection du travail issus des auditions des employeurs confortent violemment cette perception d’une force de travail, anonymisée, objetisée, « les Mamadou », ceux dont on ne connaît pas l’identité, ceux dont la santé, la sécurité ne nous importent pas.

Les prud’hommes deviennent donc cette arme du Droit pour retrouver la dignité.

Nous décidons alors de saisir le Défenseur des Droits sur ces enjeux et le sociologue Nicolas Jounin, sociologue, spécialiste de cette hiérarchisation et ethnicisation des taches dans le BTP.

C’est le travail collectif de longue haleine avec les salariés, les services de l’inspection du travail, le Défenseur des Droits, nos avocates et le sociologue Nicolas Jounin qui nous permettent d’étayer et bâtir notre raisonnement juridique.

Stratégie syndicale : Lutter, revendiquer, proposer, négocier, réparer, créer du Droit.

Le jugement obtenu aux prud’hommes de Paris parvient à « écrire du droit » dans la continuité de l’action syndicale collective portée par la CGT depuis 2008 pour défendre les droits des travailleurs les plus précaires, les travailleurs sans-papiers, et gagner des droits effectifs.

Le conflit social de Breteuil dépeint une situation qui n’a malheureusement rien d’original, situation de discrimination que nous mettons en lumière syndicalement depuis plus de 10 ans.

Cependant, il possède tous les ingrédients nécessaires empiriques, mathématiques pour faire la démonstration de cette discrimination raciale systémique.
L’arme de la grève reconductible, l’action syndicale coordonnée entre organisations de la CGT, la médiatisation, le rapport de forces aboutissent à la signature d’un accord mais permettent aussi d’aller plus loin : créer du Droit.
Ce précédent permettra de défendre des situations similaires dans le BTP mais aussi dans d’autres secteurs d’activité tels que le traitement des déchets, la restauration, le nettoyage,...

Au-delà de la régularisation administrative, il pose plus loin la question de la réparation et fait écho à la reconnaissance de la Traite des êtres humains dans le milieu du travail obtenu en février 2018 au tribunal correctionnel de Paris pour les coiffeuses du 57 bd de Strasbourg (château d’eau, paris 10e).

Ces premiers jugements qui font date illustrent juridiquement les réalités que nous mettons en lumière depuis des années et la situation de vulnérabilité des travailleurs privés de droits parce que sans titres de séjour.

Ils appartiennent à la construction de notre stratégie syndicale : lutter, revendiquer, proposer, négocier, gagner des droits effectifs, réparer, créer de la jurisprudence.

Le Droit se situe alors comme un aboutissement, une continuité, une des concrétisations de l’action collective, du syndicalisme.

La CGT par ces actions, ces jugements, en mobilisant différents moyens, interpellent l’Etat de Droit sur les moyens de garantir l’égalité de traitement dans les entreprises et l’application même des principes constitutionnels.

Cela passe par le fait d’avoir des droits, le droit de pouvoir revendiquer et donc par conséquent le droit au séjour et au travail.

Car un Etat de Droit se doit de protéger l’ensemble des travailleurs sur son territoire et ce dans l’intérêt de chacun.

Il faut donc repenser les politiques migratoires, régulariser, légaliser la migration pour garantir l’application des textes constitutionnels et l’ordre public social.

Marilyne Poulain
Direction Confédérale CGT
Secrétaire Union Départementale CGT de Paris


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