Chronique ouvrière

Affaire TEFAL : condamnation scandaleuse de l’inspectrice du travail !

vendredi 22 novembre 2019 par Camille LEFEBVRE
CA Lyon 24 octobre 2019.pdf

Le 12 septembre dernier se tenait l’audience de la Cour d’Appel de Lyon chargée de réexaminer le dossier de l’inspectrice du travail mise en cause par TEFAL pour recel de violation du secret des correspondances et violation du secret professionnel. Pour rappel, une première victoire judiciaire avait eu lieu le 17 octobre 2018 (voir notre article) : la Cour de Cassation avait alors cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry, du 16 novembre 2016 qui avait condamné l’inspectrice du travail, estimant que la situation de l’inspectrice devait être réétudiée au regard de la loi Sapin créant le statut de lanceur d’alerte.

A l’issue d’une audience longue et éprouvante, au cours de laquelle l’inspectrice du travail a encore dû se justifier de s’être défendue et d’avoir saisi les organisations syndicales de son ministère, elle a finalement vu sa condamnation à une amende de 3.500 € confirmée, pour recel de violation du secret des correspondances et violation du secret professionnel.

Faisant fi des préconisations de la Cour de Cassation, les juges semblent avoir repris à leur compte les seuls éléments de l’avocat de l’entreprise TEFAL pour confirmer le jugement de première instance.

L’argumentation repose essentiellement sur une vision très formaliste de l’application des dispositions relatives à la protection des lanceurs d’alerte, ceci ayant pour effet de vider ces dispositions de leur contenu protecteur et d’empêcher leur application à des situations réelles.

En effet, pour lui refuser le statut de lanceuse d’alerte, il est principalement reproché à l’inspectrice de ne pas avoir respecté la procédure de signalement prévue par l’article 8 de la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016.

En application de cet article :

« I. - Le signalement d’une alerte est porté à la connaissance du supérieur hiérarchique, direct ou indirect, de l’employeur ou d’un référent désigné par celui-ci.

En l’absence de diligences de la personne destinataire de l’alerte mentionnée au premier alinéa du présent I à vérifier, dans un délai raisonnable, la recevabilité du signalement, celui-ci est adressé à l’autorité judiciaire, à l’autorité administrative ou aux ordres professionnels.

En dernier ressort, à défaut de traitement par l’un des organismes mentionnés au deuxième alinéa du présent I dans un délai de trois mois, le signalement peut être rendu public.

II. - En cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles, le signalement peut être porté directement à la connaissance des organismes mentionnés au deuxième alinéa du I. Il peut être rendu public.

III. - Des procédures appropriées de recueil des signalements émis par les membres de leur personnel ou par des collaborateurs extérieurs et occasionnels sont établies par les personnes morales de droit public ou de droit privé d’au moins cinquante salariés, les administrations de l’Etat, les communes de plus de 10 000 habitants ainsi que les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre dont elles sont membres, les départements et les régions, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat.

IV. - Toute personne peut adresser son signalement au Défenseur des droits afin d’être orientée vers l’organisme approprié de recueil de l’alerte. »

Issu de cette loi, l’article 122-9 du code pénal dispose que « N’est pas pénalement responsable la personne qui porte atteinte à un secret protégé par la loi, dès lors que cette divulgation est nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause, qu’elle intervient dans le respect des procédures de signalement définies par la loi et que la personne répond aux critères de définition du lanceur d’alerte prévus à l’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. »

C’est l’application de cette loi pénale plus douce qui aurait pu permettre à l’inspectrice du travail d’échapper à une condamnation.

Mais la Cour lui reproche de ne pas avoir respecté la procédure précitée : avant d’alerter les syndicats, elle n’a pas saisi ses supérieurs ; elle n’a pas non plus saisi le procureur de la République.

Ceci n’est pas exact, dans la mesure où l’inspectrice avait déjà alerté sa hiérarchie sur les pressions subies et a transmis au Procureur de la République un procès-verbal pour obstacle à ses fonctions.

Elle a tout de même estimé être en droit de s’adresser à ses syndicats, peu confiante dans la réactivité de sa hiérarchie.

Et pour cause : son supérieur hiérarchique direct, le responsable d’unité territoriale, était lui-même impliqué dans les faits. L’échelon hiérarchique supérieur, le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), était quant à lui saisi dans le cadre d’une demande de l’inspectrice de reconnaissance de l’origine professionnelle de l’arrêt de travail prolongé qui avait fait suite à un entretien au cours duquel le responsable d’unité territoriale avait menacé l’agente de contrôle de difficultés de carrière si elle continuait son contrôle trop rigoureux des entreprises de son secteur, en particulier de Tefal. Le Direccte n’ayant pas pris en compte cette demande de reconnaissance de maladie professionnelle, l’agente estimait certainement à juste titre ne pas pouvoir attendre de soutien de sa part.

Peu importe, répond la Cour, elle aurait dû saisir la Direction générale du travail (DGT), autorité centrale du système d’inspection du travail ou, si cela ne lui paraissait toujours pas possible, il restait le parquet compétent ; la divulgation publique n’étant à utiliser qu’en dernier ressort.

Cependant, d’une part, l’inspectrice n’a pas contacté la presse. Elle a choisi de saisir le CNIT (conseil national de l’inspection du travail, instance indépendante chargée de s’assurer du respect des conventions n°81 et 129 de l’OIT afin que les agents de l’inspection du travail puissent exercer leurs missions en toute indépendance, sans influence extérieure indue) et d’informer les syndicats du ministère du travail de sa saisine. C’est justement cela qui lui est reproché. Le fait d’informer les syndicats est considéré par les juges, se faisant ainsi le relai de la voix patronale, équivalent au fait de « rendre public » le signalement.

D’autre part, l’inspectrice n’aurait pu se contenter d’avoir confiance dans les autorités citées par les juges.

Le parquet d’Annecy ? Celui-là même qui s’est avéré extrêmement réactif pour traiter la plainte de TEFAL (celle-ci, à peine reçue le 20 décembre 2013, était déjà confiée en enquête à la gendarmerie le 30 décembre 2013). Celui-là même qui a fini par classer sans suite, en octobre 2016, la plainte pour harcèlement moral déposée par l’inspectrice à l’encontre de son supérieur hiérarchique et le procès-verbal pour dénoncer les obstacles dressés par l’entreprise Tefal à l’accomplissement de sa mission de contrôle.

La DGT ? Il est manifeste que l’autorité centrale du système d’inspection du travail n’est pas à même de soutenir ses agents dans des affaires impliquant des entreprises puissantes. Sauf exceptions rares, quand par exemple toute la ligne hiérarchique est mise en cause par l’entreprise, il est devenu habituel de voir la DGT saper le travail des agents de base de l’inspection du travail. Encore récemment, la DGT s’est illustrée par son manque de soutien pour ses agents, en adressant directement à la SNCF un courrier désavouant les observations que les inspecteurs avaient fait dans le cadre de leurs contrôles (voir notre article ici).
Finalement, dans l’affaire TEFAL, c’est encore une fois, pour les juges, l’inspectrice qui est la délinquante, pas l’entreprise qui commet pourtant des infractions relevées par procès-verbal, tous classés sans suite par cette même justice !

Les juges reprochent également à l’inspectrice, pour lui refuser le statut de lanceuse d’alerte, de ne pas avoir agi de manière désintéressée puisque les faits la concernaient personnellement. Peu importe que l’inspectrice ait répondu qu’elle avait justement saisi le CNIT et les syndicats, non pour sa propre défense, mais pour celle de l’intérêt général de la profession, afin que soient sanctionnées des pratiques de collusion visant à faire obstacle à l’action de contrôle de l’inspection du travail. Peu importe que le CNIT ait finalement rendu un avis du 10 juillet 2014 favorable à l’inspectrice. Ce que retiennent les juges, c’est qu’un conflit opposait personnellement l’inspectrice à sa hiérarchie et que, tout comme le salarié de Tefal qui avait obtenu les documents en cause dans l’affaire en cherchant à se protéger face au harcèlement mis en place par sa direction, elle recherchait en fait dans ce signalement à satisfaire son intérêt personnel.

Il ressort de ce jugement un message clair envoyé aux employeurs : les pressions indues peuvent continuer à s’exercer dans l’impunité la plus totale ! Et gare aux fonctionnaires qui essaieraient de se protéger de ces pressions.

Ce jugement est d’autant plus malvenu qu’il intervient dans un contexte de démantèlement de services de l’inspection du travail, de suppressions de postes et de remise en cause de sa mission de protection des travailleurs (voir la tribune publiée récemment par les syndicats du ministère du travail : « pour une inspection du travail uniquement au service des usagers » https://www.humanite.fr/tribune-service-public-pour-une-inspection-du-travail-uniquement-au-service-des-usagers-680311).

L’avocat de l’inspectrice a déclaré dans la presse qu’ils iraient à nouveau en cassation et qu’ils poursuivraient, s’il le faut jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. Affaire à suivre donc.


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