Chronique ouvrière

La légitimité de la "grève de solidarité", une question toujours d’actualité

samedi 17 septembre 2022 par Pascal MOUSSY
Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 6 avril 2022 Légifrance.pdf

La question de la licéité de la « grève de solidarité » est présentée dans le précis Dalloz de droit du travail de la manière suivante.

« Peut-on faire grève pour défendre les intérêts professionnels d’autrui ? Ainsi se pose la question de savoir si la grève demeure licite si elle n’est pas effectuée à l’appui de revendications propres aux grévistes, mais pour défendre un ou plusieurs autres travailleurs, ou pour protester contre des mesures qui ne concernent pas directement les grévistes. C’est la question de la grève de solidarité.

Lorsque la grève manifeste une solidarité interne à l’entreprise, la jurisprudence distingue deux types de situations. Ou bien le mouvement est de pure solidarité, c’est-à-dire que les grévistes ne présentent pas de revendications les concernant eux-mêmes et prennent seulement la défense d’un camarade de travail : la grève est alors illicite [en particulier lorsqu’elle a pour but de protester contre le licenciement d’un salarié ; il n’en irait autrement que si le licenciement à l’origine de la grève était à l’évidence irrégulier]. Ou bien les grévistes, tout en prenant la défense d’autrui, présentent des réclamations les concernant eux-mêmes : la grève est licite, sans qu’il y ait lieu de rechercher si le licenciement était régulier ou irrégulier » (voir G. AUZERO, D. BAUGARD, E. DOCKES, Précis Dalloz de droit du travail, 35e éd., 1884).

La Cour de cassation, en 1977, a notamment admis l’existence d’une « cessation concertée et collective du travail motivée par des raisons professionnelles » en présence d’une grève de protestation contre le licenciement d’une ouvrière ayant refusé de tenir un cahier de production. Il a été souligné par la Cour de cassation que les juges du fond avaient relevé qu’« un mécontentement parmi le personnel était né de l’institution en février 1974 d’un carnet de production obligeant chaque ouvrière, bien que rémunérée à l’heure et non au rendement, à noter toutes les pièces effectuées par elle au fur et à mesure de leur fabrication » (Cass. Soc. 30 novembre 1977, n° 76-40.043, Bull. V, n° 655). Le mariage entre la défense de la rémunération au temps et le refus de la répression disciplinaire était à l’évidence consommé.

L’arrêt Cora du 18 mars 1982 a en revanche consacré la légitimité de l’action disciplinaire sanctionnant la participation à un arrêt collectif de travail dont l’objet était de protester contre le congédiement d’un salarié de l’entreprise pour des motifs particulièrement abrupts. Après avoir rappelé que les juges d’appel avaient relevé que le salarié avait été licencié pour avoir insulté des clients, la Cour de cassation a affirmé que « ce licenciement, fondé sur un motif apparemment sérieux et strictement personnel, n’avait donc pas un caractère abusif évident pouvant légitimement entraîner une réaction de défense collective » (voir Cass. Soc. 18 mars 1982, n° 80-40.576, Bull. V, n° 182).

Cet arrêt a suscité un commentaire exprimant de fortes réserves.

« La solution retenue par la Cour de cassation à propos des grèves de protestation contre les licenciements, qui ont le caractère de grève de solidarité, est a priori surprenante.

De façon générale, le droit de grève n’est pas subordonné à la défense de droits existants : les salariés peuvent se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaires, une prolongation de leurs congés payés, une limitation du nombre d’heures travaillées dans la semaine… Dans toutes ces hypothèses, les salariés n’arrêtent pas le travail pour faire appliquer les règles juridiques établies ; ils l’arrêtent pour modifier la règle juridique et accroître leurs droits. Pourquoi, dans ces conditions, les salariés ne peuvent-ils pas arrêter le travail pour obtenir de l’employeur qu’il use moins fréquemment ou moins sévèrement de son pouvoir disciplinaire et qu’il annule tel ou tel licenciement, prononcé à titre de sanction ? Pourquoi limiter le droit de grève au seul cas où l’employeur a violé de façon évidente le droit disciplinaire, au seul cas où les salariés demandeurs ne demandent que l’application de la règle juridique ?

La réponse tient manifestement à la conception que la Chambre sociale de la Cour de cassation a du pouvoir disciplinaire dans les entreprises privées. Pour les magistrats de cette juridiction, le pouvoir disciplinaire de l’employeur est la pièce maîtresse de l’entreprise capitaliste ; il ne doit en aucune façon être remis en cause ; aucune atteinte ne peut lui être portée. Cette conception s’est déjà manifestée dans toute la jurisprudence concernant le contrôle – ou plus exactement l’absence de contrôle – de la proportionnalité entre les sanctions prononcées par l’employeur et les fautes commises par les salariés ; l’employeur devait rester le « seul juge » des sanctions qu’il convenait d’infliger aux salariés, les juges devant, eux, s’abstenir de juger. (…) La réforme législative du 4 août 1982 organise un « droit disciplinaire » dans les entreprises privées. Désormais, les juges peuvent exercer un contrôle non seulement sur l’existence des fautes, mais également sur l’adaptation des sanctions aux fautes. Cette atteinte au pouvoir disciplinaire, voulue par le législateur, incitera-t-elle les juges à être moins rigoureux à l’encontre des salariés qui entendent utiliser l’arme de la grève pour protester contre des mesures disciplinaires ? Sur un point au moins, la réforme législative devrait modifier le droit jurisprudentiel de la grève. Puisque les sanctions disproportionnées par rapport aux fautes commises sont maintenant irrégulières, les grèves déclenchées pour protester contre des sanctions excessives devraient être déclarées licites  » (J. PELISSIER, D. 1983, Informations rapides – Sommaires commentés, 169 et s.).

Cet appel à un « assouplissement du régime des grèves de solidarité » en raison de la « désacralisation du pouvoir disciplinaire réalisé en 1982 » n’est pas resté isolé.

« Désormais, c’est un véritable droit de critique qui est reconnu aux salariés sur la manière dont l’employeur conçoit et exerce son pouvoir disciplinaire ». Au contrôle judiciaire que le salarié directement frappé par la sanction peut mettre en œuvre par la voie de l’action en justice s’ajoute la voie non judiciaire et collective de la grève de solidarité qui constitue un contrepoids supplémentaire efficace au pouvoir du chef d’entreprise » (J. DEPREZ, « Grève de solidarité et pouvoir sanctionnateur du chef d’entreprise : vers un assouplissement des conditions de licéité de la grève de solidarité ? », Dr. Soc. 1988, 148).

La Cour de cassation est malgré tout restée inflexible, laissant à l’écart la « grève de solidarité » de l’invitation à la proportionnalité lancée par le nouveau droit disciplinaire.

Par un arrêt du 16 novembre 1993 (n° 91-41.024 ; Bull. V, n° 268 ; Dr. Soc. 1994, 38), la Chambre sociale a expressément dénié toute légitimité à un arrêt de travail destiné à soutenir un ouvrier qui avait été licencié après avoir refusé d’exécuter un travail ne relevant pas de ses tâches habituelles, affirmant que « le licenciement n’impliquait rien d’autre que la faute personnelle du salarié sanctionné » et qu’« aucune revendication professionnelle n’était en cause ». Les salariés licenciés à leur tour pour avoir arrêté le travail par solidarité avec leur collègue attaché à préserver ses conditions de travail habituelles ne sauraient dès lors reprocher à leurs licenciements d’être entachés d’une quelconque irrégularité.

Ce soutien de la Chambre sociale à une totale répression disciplinaire a pu laisser dubitatif. « Cesser le travail pour soutenir un salarié, qui opposait un désaccord sur la légitimité d’une redéfinition unilatérale des limites de son terrain d’activité professionnelle constitue un acte disciplinaire mais ne relève donc pas d’une préoccupation professionnelle, la discussion sur le caractère accessoire (ou substantiel) d’un réaménagement patronal des tâches étant d’un intérêt limité au seul salarié concerné, mais étant – cela va de soi – absolument étrangère aux légitimes préoccupations de la communauté de travail… » (P. MOUSSY, « Le contrôle prud’homal de la qualification de la modification du poste de travail (contrôle social visant à l’incorporation du salarié dans le procès de travail ou reconnaissance judiciaire de l’identité ouvrière ?) », Dr. Ouv. 1994, 149).

Il a été ensuite proposé de revisiter la question de la grève de solidarité avec le salarié frappé par un licenciement disciplinaire à la lumière du principe de solidarité. Dans une décision du 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a, en effet, pour la première fois, énoncé que la fraternité est un principe constitutionnel (Conseil constitutionnel, décision n° 2018-717/718, QPC du 6 juillet 2018). « Chacun est libre d’aider autrui dans un but humanitaire. Le nouveau principe juridique pourrait-il inspirer certaines révisions dans les profondeurs du droit du travail ? Regardons par exemple, à nouveau, la grève de solidarité. Elle est condamnée lorsque ceux qui s’associent à l’action des autres ne sont pas directement intéressés par les revendications qui les animent. La générosité disqualifie le soutien apporté à autrui. Le principe de solidarité n’invite-t-il pas à faire demi-tour et à placer sous sa bienveillante protection les mouvements de solidarité fraternelle ? » (A. LYON-CAEN, « Fraternité », Revue de droit du travail 2018, 489).

Mais la Cour de cassation ne baisse pas les armes et continue imperturbablement à peaufiner la construction jurisprudentielle consacrant la répression de la grève de solidarité.

Par son arrêt du 6 avril 2022 (n° 20-21.586 ; RJS 2022, n° 322) la Chambre sociale réaffirme l’interdiction de faire de la contestation de la procédure disciplinaire une affaire collective.

Des salariés font grève pour contester la décision de licenciement d’un collègue de travail qu’ils estiment abusive et déloyale. Dans la lettre transmise à l’employeur au moment de leur cessation de travail ils indiquent que les adjoints ayant contrôlé le salarié mis en cause avaient accompli un rôle d’« espionnage » et avaient des méthodes « répressives ». Mais la Cour de cassation, à la suite des juges du fond, considère que la dénonciation des pratiques mises en œuvre pour contrôler le personnel ne suffit pas, en l’espèce, à caractériser une « revendication professionnelle ». Elle retient surtout que le courrier envoyé pour expliquer les raisons de l’action collective de solidarité conteste point par point les fautes imputées au salarié concerné par la procédure disciplinaire initiale et la décision de l’employeur de le licencier et que ce licenciement a été prononcé pour des faits strictement personnels.

L’arrêt de travail ne saurait dès lors être considéré comme constituant l’exercice du droit de grève.

L’arrêt du 6 avril 2022, qui met un point d’honneur à ne pas prendre en compte l’aspiration collective à voir cesser des méthodes fort discutables de contrôle du personnel, invite fortement à la résistance.

Le « droit à la résistance » à la jurisprudence de la Cour de cassation est incontestablement reconnu aux juges du fond (voir, à ce sujet, J. BORE et L. BORE, La cassation en matière civile, 3e éd., 615 et s. et 645 et s.). Et la préoccupation d’une défense des droits « sans compromission avec le patronat » ne saurait être assimilée au « mandat impératif » susceptible d’entraîner la déchéance d’un conseiller prud’homme (voir, dans ce sens, CA Montpellier, 5 février 1980, Dr. Ouv. 1980, 499).

Les conseillers prud’hommes ayant à cœur de faire juger que soutient une « revendication professionnelle » l’arrêt de travail observé pour protester contre la dureté d’une mesure disciplinaire dont a fait l’objet un collègue de travail pourront citer des auteurs peu suspects de vouloir encourager la subversion.

Jean SAVATIER, dans un commentaire d’un arrêt de la Cour de cassation du 8 janvier 1965 (Dr. Soc. 1965, 380 et s.), a relevé qu’« en réalité, toute décision d’un employeur prise à l’encontre d’un travailleur en application d’une règle qui pourrait être invoquée contre les autres travailleurs de l’entreprise constitue pour ces derniers une menace. En manifestant leur solidarité par une grève, ils défendent leurs intérêts collectifs. Et l’on peut donc regretter que l’arrêt rapporté soit revenu sur la jurisprudence qui admettait la licéité de ces grèves de solidarité ».

Bon nombre d’années auparavant, Ambroise COLIN, dans une note sous un arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 1907 (D. 1907, 1ère partie, 372), s’était déjà livré à un constat particulièrement lucide. « La loi de 1864, ainsi que tout l’ensemble bien rudimentaire du droit collectif (loi du 27 déc. 1892, etc.) ou du droit jurisprudentiel ou coutumier relatif, soit à la grève, soit au lock-out patronal a trait au droit collectif. On n’y envisage pas les droit et intérêts des individus, mais ceux des masses ; non pas les citoyens, sujets ordinaires et traditionnels du Droit Civil, mais les intérêts et les classes économiques en conflit. Ce sont deux législations, deux ordres idées qui se développent sur des plans différents. L’une de ces législations, celle qui a trait au droit collectif est née d’hier. Nos tribunaux n’ont pas encore eu le temps de se pénétrer des conceptions particulières qui la dominent et l’éclairent. C’est toujours pour eux une source d’erreurs et de malentendus que d’aller chercher dans le droit commun, c’est à dire le droit civil individuel la solution des difficultés auxquelles donne lieu ce droit collectif ».

La « grève de solidarité » constitue l’expression du refus de la collectivité de travail d’admettre une soumission de principe au pouvoir disciplinaire. L’« intérêt professionnel » à la mise en œuvre de méthodes de gestion du personnel préservée d’un excès d’actions disciplinaires ne saurait être disqualifié par des mesures de rétorsion patronale stigmatisant comme fautive la participation à l’arrêt de travail suscité par le sentiment collectif d’un abus de pouvoir.


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