Le "barème impératif" à l’épreuve de la juste réparation du préjudice causé par un licenciement sans cause réelle et sérieuse
L’alinéa 2 de l’article L. 1235-1 du Code du travail issu de l’ordonnance 2017-4387 du 22 septembre 2017 a mis en place un « barème impératif » (prévoyant des montants minimaux et maximaux) lorsque le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l’employeur en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Il a été relevé dans les colonnes de Chronique Ouvrière, au moment de la découverte du projet d’ordonnance relative à « la prévisibilité et à la sécurisation des relations de travail » qui a introduit le principe du « barème impératif » que l’objectif était de privilégier la « libération des énergies » des décideurs en affirmant le principe d’une condamnation « low cost » de l’employeur qui a pu détruire la vie d’un travailleur victime d’un licenciement dépourvu de toute cause réelle et sérieuse (P. MOUSSY, « Macron et la sécurisation : la banalisation du mal », Chronique Ouvrière du 14 septembre 2017, http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article946).
D’autres ont constaté que « par l’instauration d’un plafond, c’est le principe de la réparation intégrale du préjudice qui perd du terrain ». « Il ne disparaît pas totalement puisqu’à l’intérieur de la fourchette proposée, il a vocation à guider la fixation du montant. Mais le plafond s’impose quand bien même le salarié pourrait faire la démonstration d’un préjudice plus conséquent ». Le juge se retrouve ainsi au milieu du gué, « entre gardien et de la règle et comptable des finances de l’entreprise » (voir A. GARDIN, « La sanction du licenciement sans cause réelle et sérieuse. La cohérence juridique à l’épreuve d’objectifs comptables et financiers », RJS 1/18, 4).
Le SAF (Syndicat des Avocats de France) a rédigé un « argumentaire à dispositions des salariés, des défenseurs syndicaux et des avocats contre le plafonnement prévu par le nouvel article L. 1235-3 » démontrant que le « barème impératif » est contraire à l’article de la convention n° 158 sur le licenciement, ratifiée par la France le 16 mars 1989 et à l’article 24 de la Charte sociale européenne du 3 mai 1996, ratifiée par la France le 7 mai 1999 (http://lesaf.org/argumentaire-contre-le-plafonnement-prevu-par-le-nouvel-article-l-1235-3/).
Il ressort de la lecture du jugement rendu le 13 décembre 2018 par le Conseil de prud’hommes de Troyes que ce travail d’explication n’a pas été inutile.
I. Un jugement prud’homal de solide facture.
Le salarié demandait que soit prononcée la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de de l’employeur en vue d’obtenir l’octroi de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Le juge prud’homal a considéré que les manquements reprochés à l’employeur, en l’occurrence le non-paiement des salaires, l’appauvrissement des missions et responsabilités du salarié et la déloyauté contractuelle, étaient suffisamment graves pour justifier la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur qui lui était présentée.
Le salarié concerné avait une ancienneté de moins de trois ans au moment où a été prononcée la résiliation judicaire de son contrat de travail. Si les juges prud’homaux s’en étaient tenus au « barème impératif » fixé par l’article L. 1235-3 du Code du travail, le dédommagement de la rupture aux torts de l’employeur n’aurait pas pu dépasser trois mois et demi de salaire.
Mais le Conseil de prud’hommes de Troyes a octroyé neuf mois de salaire à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, après avoir relevé l’inconventionnalité des barèmes prévus par l’article L. 1235-3 du Code du travail.
Les juges prud’homaux ont d’abord considéré que le « barème impératif » est contraire à l’article 10 de la convention n° 158 sur le licenciement, aux termes duquel si les tribunaux « arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n’ont pas le pouvoir ou n’estiment pas possible, dans les circonstances, d’annuler le licenciement et/ou d’ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée » .
[Il ne peut qu’être relevé qu’en vertu de l’habilitation qui lui est donnée par la convention internationale d’ordonner le versement d’une indemnité adéquate, le tribunal se voit reconnaître la capacité d’exercer en toute autonomie le pouvoir de déterminer le montant d’une juste réparation du préjudice causé par le licenciement injustifié].
Il est ensuite apparu au Conseil de prud’hommes que le « barème impératif » méconnaît les dispositions de l’article 24 de la Charte sociale européenne du 3 mai 1996, qui affirme « le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée ».
[Jean MOULY a attiré notre attention sur la décision rendue le 8 septembre 2016 dans l’affaire « Finish Society of Social Rights c/ Finlande » (n° 106/2014) que les mécanismes d’indemnisation sont réputés « appropriés » lorsqu’ils prévoient « des indemnités d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur et pour compenser le préjudice subi par la victime » (voir J. MOULY, « Le plafonnement des indemnités injustifié devant le Comité européen des droits sociaux », Dr. Soc. 2017, 749).
Il doit aussi être noté que, par un arrêt du 10 février 2014 (n° 358992), le Conseil d’Etat a précisé que les stipulations de l’article 24 de la Charte sociale européenne, « dont l’objet n’est pas de régir exclusivement les relations entre les Etats et qui ne requièrent l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers », peuvent être invoquées utilement par une personne privée pour contester une décision lui faisant grief].
Le Conseil de prud’hommes de Troyes a caractérisé la violation de l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT et de l’article 24 de la Charte sociale européenne de la manière suivante.
« Le barème est fixé en fonction de l’ancienneté et de la taille de l’entreprise et peut aller jusqu’à maximum 20 mois.
L’article L. 1235-3 du Code du travail, en introduisant un plafonnement limitatif des indemnités prud’homales, ne permet pas aux juges d’apprécier les situations individuelles des salariés injustement licenciés dans leur globalité et de réparer de manière juste le préjudice qu’ils ont subi.
De plus, ces barèmes ne permettent pas d’être dissuasifs pour les employeurs qui souhaiteraient licencier sans cause réelle et sérieuse un salarié. Ces barèmes sécurisent d’avantage les fautifs que les victimes et sont donc inéquitables ».
II. L’arrogance du commentaire du Ministère du travail.
Les services du Ministère du travail ont pris de haut le jugement rendu par le Conseil de prud’hommes de Troyes.
« Au ministère du travail, on fait valoir que les arguments soulevés par le conseil de Jean-Paul G. avaient déjà été examinées, fin 2017, par le Conseil d’Etat, dans un autre dossier, en référé, et qu’ils avaient été rejetés par la haute juridiction. La décision prononcée à Troyes fait fi de ces éléments et pose à nouveau « la question de la formation juridique des conseillers prud’homaux », affirme-t-on au ministère du travail » (B. BISSUEL, « Le plafonnement des indemnités prud’homales retoqué », Le Monde des 16 et 17 décembre 2018).
Le commentaire ministériel appelle deux observations.
Il sera d’abord relevé que les appréciations formulées dans l’ordonnance du 7 décembre 2017 (n° 415243) rendue par le juge des référés du Conseil d’Etat ne s’imposaient au bureau du jugement du Conseil de prud’hommes. Il ressort des termes de cette ordonnance que le principe même d’une limitation du montant de la réparation du licenciement prononcé sans cause réelle et sérieuse ne contreviendrait pas aux deux textes internationaux précités dans la mesure où « en fixant des montants minimaux et maximaux d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse en fonction des seuls critères de l’ancienneté du salarié dans l’entreprise et des effectifs de celle-ci, les auteurs de l’ordonnance n’ont pas entendu faire obstacle à ce que le juge détermine, à l’intérieur de ces limites, le montant de l’indemnisation versée à chaque salarié en prenant en compte d’autres critères liés à la situation particulière de celui-ci ».
La question posée était celle de savoir si la mise en place d’un montant maximal interdisant au juge d’évaluer lui-même l’indemnité adéquate visant à une réparation intégrale du préjudice était contraire à l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT et à l’article 24 de la Charte sociale européenne. L’ordonnance du 7 décembre 2017 répond à côté de la plaque en faisant valoir qu’il n’est pas fait obstacle à ce que le juge détermine le montant de l’indemnisation versée à chaque salariée à l’intérieur des limites fixées par les montants minimaux et maximaux d’indemnisation. Les conséquences de ce hors-sujet ne sont pas finalement pas dramatiques, l’autorité de la chose jugée n’étant pas attachée à la décision rendue à titre provisoire par le juge des référés du Conseil d’Etat.
Il sera ensuite souligné que le mépris affiché envers la qualité du raisonnement juridique suivi par les juges prud’homaux n’est pas ici très bien venu.
Il a été mentionné par un conseiller référendaire à la Cour de cassation que l’encadrement de l’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse a suscité de nombreuses réserves chez les « universitaires » (voir A. DAVID, « Les règles présidant à l’évaluation du préjudice », Dr. Soc. 2017, 921).
C’est un « professeur émérite à l’université de Limoges » qui a tiré la sonnette d’alarme sur le caractère injustifié du plafonnement des indemnités de licenciement au regard de l’article 24 de la Charte sociale européenne (voir J. MOULY, art. préc.).
Il sera surtout observé qu’à force de se pencher pour cirer les pompes des patrons, le Ministère du travail n’est plus en mesure de redresser la tête pour entrevoir, au-dessus de l’ordonnance de circonstance attachée à sécuriser les contentieux, les principes internationaux garantissant l’indépendance des juges dans leur office de réparation du préjudice causé par le licenciement prononcé sans motif valable.
Pascal MOUSSY
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