Chronique ouvrière

L’interdiction de séjour sur le Technocentre Renault de Guyancourt du "lanceur d’alerte" sur les menaces pesant sur la liberté syndicale n’a pas été validée par le juge des référés

CA Versailles 27 février 2018.pdf

Les mésaventures survenues à H. ne sont pas inconnues des visiteurs de Chronique Ouvrière, qui a dénoncé le 12 juin 2016 un licenciement portant atteinte au libre exercice de l’activité syndicale et au droit des salariés des entreprises prestataires intervenant au sein de la collectivité de travail de l’entreprise utilisatrice de communiquer avec les organisations syndicales présentes dans cette entreprise (http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article922).

Par son arrêt du 27 février 2018, la Cour d’appel de Versailles, intervenant dans le cadre d’une procédure de référé, a constaté la nullité du licenciement de H. pour atteinte à la liberté d’expression et a condamné la société EURODECISION au versement de sommes provisionnelles au titre de l’indemnité de préavis, de l’indemnité de licenciement et de l’indemnité pour licenciement nul.

I. La chronologie des faits ayant conduit au licenciement du « lanceur d’alerte ».

H. était engagé le 3 novembre 2011 par la société EURODECISION, spécialisée dans les logiciels et services liés à l’optimisation et à la recherche opérationnelle pour exercer les fonctions de Consultant Sénior consistant en missions de conseil ou d’assistance à la clientèle. Il signait ce même jour un " accord de non divulgation " concernant les informations confidentielles qui lui seraient transmises par la société EURODECISION.

H. commençait son activité pour le compte de la société EURODECISION le 3 janvier 2012. Il lui était alors remis un " guide du système d’information " rappelant les règles de fonctionnement et d’utilisation du système d’information de l’entreprise.

Le 1er avril 2015, H. débutait une mission au Technocentre Renault situé à Guyancourt.

H. était par ailleurs un bénévole du journal Fakir. A ce titre, il prenait l’initiative de convier les organisations syndicales présentes sur le Technocentre Renault à la " Nuit Rouge " qui devait prolonger la manifestation du 31 mars 2016 contre le projet de loi El Khomri et de leur proposer d’organiser des projections du film " Merci Patron ", financé par le journal Fakir. A cette fin, il envoyait le 15 mars 2016 à 19 h 50, de son domicile, à partir de son ordinateur personnel, un mail aux syndicats SUD, CGT, CFE-CGC, CFDT et FO du Technocentre Renault.

Le syndicat CFE-CGC Renault Guyancourt Aubevoye indiquait sur le site intranet Renault qu’il pouvait être contacté en donnant les adresses mail de quatre personnes. H. envoyait son invitation faite aux organisations syndicales sur les adresses mail de deux d’entre elles.

Le tract d’appel du journal Fakir à la " Nuit Rouge " du 31 mars était joint au mail envoyé par H.
Le lendemain de cet envoi, le 16 mars, H. était convoqué pour le même jour par téléphone par le Président Directeur Général de la société EURODECISION à un entretien au cours duquel il lui était reproché son envoi de la veille et il lui était dit que la société Renault surveillait les mails des syndicalistes et qu’il n’avait pas, en sa qualité d’intervenant chez Renault, à discuter avec les syndicats de Renault.
Par courrier du 18 mars 2016, H. était convoqué pour le 25 mars à un entretien préalable à une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave. Il lui était également notifié une mesure de mise à pied à titre conservatoire.
Le 22 mars 2016, H., se présentant sous un pseudo, " Henri ", et ne donnant aucune indication sur l’identité de son entreprise et sur celle de son PDG, racontait ses mésaventures au journal Fakir. Au cours de l’entretien tenu avec le journaliste de Fakir, étaient diffusé les propos, qui avaient été enregistrés par H., portant sur les pratiques de surveillance des mails des syndicalistes et sur l’interdiction qui lui avait été faite de s’adresser aux syndicats de Renault.

Par courrier en date du 24 mars 2016, la DRH de la société EURODECISION informait H. qu’il était envisagé à son encontre une nouvelle sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave et qu’il était convoqué pour le 5 avril à un entretien préalable. Il était également notifié à H. une mise à pied à titre conservatoire.

Au cours de l’entretien du 25 mars 2016, il était indiqué à H. que l’envoi du mail du 15 mars aux organisations syndicales contrevenait au " guide du système d’information " de la société EURODECISION et à l’ordre de mission chez Renault.

Par courrier du 31 mars 2016, il était notifié à H. un avertissement. Il lui était reproché d’avoir utilisé l’intranet et la liste des adresses électroniques des salariés de Renault pour envoyer un message électronique à caractère politique à des salariés de la société Renault.

Par un autre courrier en date du même jour, la Directrice des Ressources Humaines de la société EURODECISION informait H. qu’il était donné suite à sa demande de report de l’entretien préalable prévu pour le 5 avril et le convoquait pour le 18 avril 2016.

Lors de l’entretien du 18 avril 2016, il était reproché à H. l’enregistrement des propos que lui avait tenus le Président Directeur Général le 16 mars et les répercussions négatives de la diffusion de cet enregistrement pour la société EURODECISION. H. répondait que la vidéo au cours de laquelle avait été diffusé l’enregistrement ne permettait pas d’identifier la société EURODECISION et son dirigeant et que si le dirigeant de la société n’avait rien à se reprocher il n’avait pas à avoir peur de la presse.

Par courrier du 21 avril 2016, le PDG de la société EURODECISION notifiait à H. son licenciement pour faute grave, lui indiquant que l’enregistrement à son insu des propos à caractère privé qu’il avait tenus à H. le 16 mars et la diffusion de cet enregistrement caractérisaient une absence totale de loyauté vis-à-vis de l’entreprise et un manquement à l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail.

II. Un licenciement attentatoire à la liberté d’expression du lanceur de « l’alerte médiatique » sur l’atteinte portée au droit à la communication avec les syndicats.

Il n’est pas question de paraphraser l’arrêt qui se suffit à lui-même.

Nous nous contenterons de mentionner certains passages qui nous paraissent essentiels.

La Cour d’appel de Versailles a constaté que H. s’était adressé au syndicat CFE CGC en tant que salarié travaillant sur le site et en tant que bénévole du journal FAKIR, ce bénévolat constituant une activité privée mais en lien direct avec les droits des salariés, vu le thème du film " Merci Patron " et l’objet de la manifestation du 31 mars (contre la loi travail dite El Khomri).

Elle a également relevé que les deux courriels litigieux, au contenu politique et syndical, n’avaient pas été envoyé à tous les salariés du TCR mais seulement à deux salariés syndiqués représentant la section syndicale CFE CGC, " par hypothèse déjà sensibilisés au thème général de la défense des droits des salariés , objet des courriels ".

La Cour d’appel a déduit de ces constatations qu’en application du droit à l’information syndicale et du principe de libre détermination du contenu des communications syndicales, sous réserve d’abus tels que des propos injurieux, il ne pouvait être reproché à H. d’avoir utilisé l’adresse électronique personnelle professionnelle de deux représentants d’un syndicat au sein du TCR, à des fins de partage d’informations et de participation à la " Nuit Rouge " et la diffusion du film " Merci Patron ".

Les juges d’appel ont ensuite considéré que H. pouvait revendiquer le statut de " lanceur d’alerte " après avoir relevé que : " la révélation des faits d’atteinte à la liberté d’expression dans le cadre d’échanges avec un syndicat est intervenue par la voie de médias par internet, lors de la diffusion de l’enregistrement litigieux le 21 mars puis de l’entretien entre le salarié et le journaliste du journal Fakir le 22 mars 2016 immédiatement diffusé sur Youtube, alors que M… avait personnellement et préalablement constaté que son employeur remettait en cause plus généralement son droit à la libre communication avec les syndicats de la société Renault, au vu des propos tenus par le dirigeant de la société Eurodécision lors de l’entretien informel du 16 mars 2016 […] et de la procédure disciplinaire avec mise à pied conservatoire engagée dès le 18 mars et suivie d’un avertissement puis de son licenciement pour faute grave ".

Ils ont estimé que H. avait manqué à son devoir de discrétion en laissant diffuser, même de manière anonymisée, l’enregistrement effectué à l’insu de l’employeur des propos que celui-ci avait tenus au cours d’un l’entretien qu’il avait souhaité confidentiel. Mais ils ont souligné que ces agissements étaient intervenus dans le contexte d’une angoisse liée à crainte d’être injustement licencié , que cette crainte s’était avérée fondée et qu’en conséquence le grief d’un manquement au devoir de discrétion ne pouvait en l’espèce être retenu comme suffisamment sérieux pour justifier un licenciement, mais tout au plus un avertissement.

L’" alerte médiatique " a été ici jugée comme un " mécanisme de défense " contre l’atteinte portée au libre droit à la communication avec les syndicats.

H. a donc bien été licencié pour avoir relaté des agissements portant atteinte au libre exercice de l’activité syndicale et au droit des salariés prestataires intervenant au sein de la collectivité de travail de l’entreprise utilisatrice de communiquer avec les syndicats présentes dans celle-ci.

La Cour d’appel, infirmant l’ordonnance prud’homale qui avait considéré qu’il n’y avait pas lieu à référé, a constaté la nullité du licenciement intervenu en violation de la liberté d’expression et a prononcé la condamnation de l’employeur au versement des sommes provisionnelles dues au titre de l’indemnité de préavis, de l’indemnité de licenciement et de l’indemnité pour licenciement nul.


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