Chronique ouvrière

Les 63 de Bois Debout ne se sont pas laissés faire. Le patron de l’exploitation bananière a été condamné à mensualiser les ouvriers agricoles à "la tâche".

mercredi 19 juillet 2017 par Pascal MOUSSY
CPH Basse Terre 31 mars 2017 (extraits).pdf

En Martinique et en Guadeloupe, la tradition a longtemps voulu que les entreprises spécialisées dans la production de la banane emploient les ouvriers agricoles comme journaliers.

Cette pratique du paiement à la journée du salaire des ouvriers agricoles devenait illégale à partir du 1er janvier 1989, du fait de l’intervention de la loi n° 88-1202 du 30 décembre 1988 relative à « l’adaptation de l’exploitation agricole à son environnement économique et social ». L’article 49 de cette loi déclarait en effet applicable aux entreprises agricoles les dispositions de l’accord national interprofessionnel du 10 décembre 1977 sur la mensualisation, dans son texte annexé à la loi n° 78-49 du 19 janvier 1978 relative à la mensualisation.

Cet article 49 était d’application immédiate au 1er janvier 1989. Les patrons de la banane se sont ingéniés à faire en sorte qu’il reste lettre morte et que leurs exploitations ne soient pas contaminées par le virus de la mensualisation.

En Martinique, ils se sont estimés autorisés à différer l’application de la loi du 30 décembre 1988 en subordonnant l’entrée en vigueur du texte législatif à l’intervention d’une procédure conventionnelle. Le 3 décembre 1992, était donc signé l’avenant n° 1 à la convention collective des exploitations bananières de la Martinique.

Cet avenant prévoyait notamment que la mensualisation du salaire devait intervenir au plus tard le 1er janvier 1993 dans les exploitations bananières de la Martinique et que, pour la mise en place de la mensualisation, la possibilité du recours au travail à temps partiel se ferait en fonction de la situation propre à chaque exploitation dans les conditions définies aux articles L. 212-4-2 et L. 212-4-3 du Code du travail.

Il doit être relevé que la CGTM, la plus importante organisation syndicale de l’île de la Martinique, ne figurait pas parmi les signataires de cet avenant, ce syndicat ayant toujours considéré qu’il n’y avait pas à négocier l’entrée en vigueur des dispositions d’ordre public de la loi sur la mensualisation du salaire.

Les entreprises bananières entreprenaient alors de « mensualiser » les ouvriers agricoles en leur proposant des contrats de travail « à temps réduit » pour une durée de travail de 104 heures par mois et en faisant effectuer un nombre d’heures complémentaires variable chaque mois.

Les heures complémentaires alors proposées aux ouvriers agricoles étaient parfois abondantes. Il était possible de rencontrer des bulletins de salaire mentionnant 104 heures (contrat) et 112 heures complémentaires. En Martinique, il n’y a pas que la végétation qui est parfois exubérante.

Ce nombre inflationniste et variable d’heures complémentaires permettait aux patrons de la banane d’exiger des ouvriers agricoles d’être à leur disposition pour un temps plein, mais sans pour autant bénéficier des droits reconnus aux travailleurs à temps complet, notamment le droit, acquis depuis la mensualisation, à recevoir chaque mois la garantie de ressources permise par la rémunération mensuelle minimale de 169 heures.

C’était dans ce contexte que plusieurs salariés d’une exploitation bananière martiniquaise, refusant la perpétuation du régime d’ouvriers journaliers permise par le détournement de la législation sur les contrats à temps partiel, saisissaient le juge des référés prud’homal pour qu’il soit mis fin au trouble manifestement illicite constitué par la violation des règles légales sur le temps partiel et de la loi sur la mensualisation du salaire.

La complaisance avec des pratiques typiquement coloniales conduisait la formation de référé du Conseil de prud’hommes de Fort-de-France, par une ordonnance du 15 janvier 1998, et la Cour de cassation, par un arrêt du 23 mars 1999, à ne pas donner gain de cause aux ouvriers agricoles demandeurs (voir P. Moussy, « Les contrats très spéciaux des travailleurs de la banane », Dr. Ouv. 1999, 259 et s.).

En Guadeloupe, 63 « forçats de la banane » intervenant sur la plantation Bois-Debout ont connu un sort judiciaire plus heureux.

Ils ont saisi le 15 juin 2015 le Conseil de prud’hommes de Basse Terre et, le 31 mars 2017, ils ont obtenu du bureau de jugement statuant en formation de départage la condamnation de l’employeur qui s’était doublement et joyeusement affranchi des dispositions légales relatives à la mensualisation et au SMIC (ce « minimum minimorum » pour reprendre l’expression de Jacques LE GOFF (voir J. LE GOFF, Droit du travail et société, Tome I, Les relations individuelles de travail, PUR, 2001, 621).

I. Une règle bien établie : le travail à « la tâche » n’affranchit pas du paiement du SMIC

Il résulte des dispositions de l’article L. 3242-2 du Code du travail que « la mensualisation n’exclut pas les divers modes de calcul du salaire aux pièces, à la prime ou au rendement ».

Il a été relevé, en ce qui concerne « la rémunération au rendement », que celle-ci a « toujours été critiquée par les organisations ouvrières », en ce qu’« elle porte atteinte au sentiment de sécurité, à la dignité et à l’autonomie individuelle du salarié, - auquel elle tend à imposer une cadence de travail inhumaine- en même temps qu’à la solidarité ouvrière dans l’entreprise » et en ce qu’elle est marquée par l’« arbitraire patronal », les normes de production étant établies ou modifiées à l’initiative de l’employeur (voir G. LYON-CAEN, Le salaire, Dalloz, 1981, 207).

Un « correctif » est toutefois établi par la loi pour éviter que la rémunération soit plus qu’insuffisante. « Pour les travailleurs sans qualification une première garantie légale découle de l’institution du S.M.I.C. applicable quel que soit le mode rémunération » (G. LYON-CAEN, op. cit., 208). « Le S.M.I.C. s’applique, que le salarié soit payé au temps et au rendement. Le salaire horaire à prendre en considération est alors celui effectivement perçu pour une heure de travail. Il en résulte qu’un ouvrier à faible rendement, bien que d’aptitude physique normale, est en droit de réclamer à son employeur la différence entre le salaire perçu et le salaire minimum garanti pour chaque heure de travail effectif » (G. LYON-CAEN, op. cit., 38).

La jurisprudence est ici constante.

A l’occasion des contentieux suscités par la rémunération des bûcherons payés à la tâche, la Cour de cassation a rappelé fermement l’obligation de respecter du S.M.I.C.

« Quel que soit le mode de rémunération pratiqué, le salaire perçu par le travailleur pur une heure de travail effectif ne peut en principe être inférieur au salaire minimum de croissance » (voir Cass. Soc. 16 décembre 1981, n° 79-40206, Bull. V, n° 971).

« En l’absence de fixation par le contrat de travail du temps relatif à chaque tâche, le salarié payé à la tâche a le droit d’être rémunéré au taux du salaire minimum de croissance pour le nombre d’heures qu’il a effectué » (voir Cass. Soc. 25 septembre 1990, n° 87-40493, Bull. V, n° 383).

D’une manière plus générale, la Cour de cassation affirme la règle qui veut que « sauf dans les cas où la loi en dispose autrement et quel que soit le mode rémunération pratiqué, un salarié a droit à une rémunération au moins égale au salaire minimum de croissance pour le nombre d’heures qu’il a effectué » (voir Cass. Soc. 31 janvier 2006, n° 04-41217).

II. Le patron de l’exploitation bananière faisait un joli doublé en ne mensualisant pas le salaire et en ne payant pas le SMIC

Le Conseil de prud’hommes de Basse Terre a relevé que le dirigeant de l’exploitation Bois Debout avait procédé à un mixage lui permettant de ne pas faire bénéficier les ouvriers agricoles rémunérés à « la tâche » des garanties attachées à la mensualisation du salaire et au salaire minimum légal.

Les juges prud’homaux a relevé qu’en ce qui concerne le travail « la tâche », le principe est posé que « l’ouvrier embauche au lever du jour et s’arrête de travailler, selon la pratique du « fini-parti », à une heure variable, lorsqu’il a atteint les objectifs quantitatifs et qualitatifs qi ont été fixés par la direction ».

Il a souligné qu’il ressortait des pièces du dossier et des débats, et notamment de l’analyse des bulletins de paie et du rapport du cabinet d’expertise-comptable remis au comité d’entreprise, que « la tâche correspond toujours à une journée de travail de 7 heures et que les variations du montant du salaire dépendent en réalité du nombre de jours travaillés dans le mois, la variable d’ajustement « complément salaire tâche » étant positive ou négative selon le nombre de jours ouvrés dans le mois, supérieur ou inférieur à 22 jours » et qu’ « ainsi, les ouvriers agricoles au sein de la SA BOIS DEBOUT sont rémunérés à la journée, voire à l’heure, des heures ponctuelles étant parfois réduites, et l’ajustement opéré génère certains mois un salaire inférieur au SMIC brut mensuel » .

Le conseil de prud’hommes n’a pu également que relever que les salariés demandeurs ne disposaient pas de contrat de travail écrit à l’exception d’un ouvrier agricole dont le contrat stipulait : « Les conditions de travail de M […] seront les mêmes que celles autres ouvriers de l’exploitation. Il devra par ailleurs respecter les horaires suivants : De 5 h 30 à 12 h 30 pour les journées longues et de 6 h à 13 h pour les journées courtes. Le travail à la tâche sera en fonction des « tâches » appliquées sur l’exploitation. La rémunération sera calculée sur la base du SMIC et proportionnelle à la durée du travail accompli ».

En l’absence de contrat écrit comportant les mentions légales exigées pour un contrat à temps partiel, les contrats de travail des ouvriers agricoles demandeurs étaient présumés être à temps complet.

Au regard d’une jurisprudence constante, il revenait à l’employeur, s’il voulait échapper à la requalification en contrat de travail à temps plein, de démontrer que le salarié n’était pas placé dans l’impossibilité de prévoir à quel rythme il devait travailler et n’était pas contraint de se tenir constamment à sa disposition (voir, par exemple, Cass. Soc. 27 juin 2012, n° 10-28048).

Dans la présente espèce, force était de constater que l’employeur était dans l’incapacité de procéder à une telle démonstration, le juge prud’homal notant au passage que le seul contrat écrit produit aux débats confirmait l’embauche des salariés au sein de l’entreprise sur la base de 35 heures hebdomadaires et que les bulletins de paie mentionnaient un horaire de 151,67 heures, soit un temps complet.

Il n’y avait dès lors aucune raison légitime à ce que les ouvriers agricoles employés à « la tâche » ne bénéficient pas tous les mois de l’année, indépendamment du nombre de jours travaillés dans le mois, d’une garantie de ressources au moins égale au montant du salaire minimum légal.

Le jugement prud’homal est sans équivoque. « Employés pour une rémunération équivalente au SMIC et pour la durée légale hebdomadaire du travail, les demandeurs sont donc bien fondés à solliciter le paiement d’un salaire mensuel équivalent à 151,67 heures, correspondant à la durée mensuelle forfaitaire pour la durée légale du travail de 35 heures par semaine, multipliées par le taux horaire brut du SMIC, même pour les mois où le nombre d’heures de travail effectif est inférieur ».

Les ouvriers agricoles travaillant sur l’exploitation Bois Debout était également frappés d’exclusion en ce qu’ils ne percevaient pas le 13ème mois versé aux cadres et à certains employés non cadres.

Le conseil de prudhommes n’a pu qu’appliquer la règle qui veut que la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle-même justifier, pour l’attribution d’un avantage, une différence de traitement entre salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence (voir, dans ce sens, Cass. Soc. 20 février 2008, n° 05-45601, Bull. V, n° 39 ; Cass. Soc. 10 octobre 2013, n° 11-15608).

Les juges prud’homaux ont relevé que l’employeur n’invoquait ni ne démontrait l’existence d’une convention collective ou d’un d’accord collectif d’entreprise qui aurait permis de présumer justifiée la différence de traitement observée au détriment des ouvriers agricoles.

Ils ont souligné que le mode de calcul de rémunération des ouvriers agricoles à « la tâche » dont se prévalait l’employeur et qui venait d’être jugé non conforme aux dispositions légales ne pouvait être légitimement admis comme un élément objectif de nature à justifier la différence de traitement.

La demande de rappel de salaire au titre du 13ème mois a donc été accueillie, la société Bois Debout n’ayant apporté aux débats « aucun élément objectif, réel et pertinent, pour justifier l’absence de versement d’une prime de 13ème mois aux ouvriers agricoles au sein de l’entreprise ».

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La victoire prud’homale a été un détonateur pour les ouvriers agricoles exploités sur les plantations bananières de la Guadeloupe.

Le 18 mai, soutenus par la CGTG, plus de 200 « forçats de la banane » travaillant dans une douzaine de plantations situés autour de Capesterre-Belle-Eau se mettaient en grève pour obtenir la mensualisation du salaire et un treizième mois (D. SICOT, « Guadeloupe. La bataille des forçats de la banane », Humanité Dimanche du 1er au 7 juin 2017, 17).

Après 42 jours de grève marchante, les patrons de la banane devaient céder. Le protocole de fin de conflit signé le 28 juin prévoyait l’application à tous de la mensualisation et le paiement des jours de grève (Humanité Dimanche du 6 au 19 juillet 2017, 8).

Mais la lutte contre les amputations catastrophiques causées sur le bulletin de paye par le travail à « la tâche » n’a pas vocation à rester confinée dans l’île de la Guadeloupe.

Il ressort du jugement rendu par le Conseil de prud’hommes de Basse-Terre que le dirigeant de l’entreprise bananière se référait aux articles R. 713-40 et R. 713-41 du Code rural et de la pêche maritime pour tenter de justifier l’absence de comptage des heures de travail effectuées par les ouvriers agricoles.

La lecture de l’Humanité du 23 mai 2017 révèle que ce sont les mêmes articles du Code rural qui étaient invoqués par les patrons bretons du coco pour justifier leur rémunérer au temps les saisonniers qui plument les pieds des haricots (« C’est pas la fin des haricots. Saisonniers et producteurs du coco de Paimpol, haricot breton AOC, ont accouché d’un accord qui permet aux saisonniers d’être payés à l’heure et non plus à la tâche »).

La revendication est la même. De Capesterre-Belle-Eau à Paimpol, toutes les heures passées à effectuer « la tâche » doivent être rémunérées correctement !


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