Chronique ouvrière

Brefs propos sur le syndrome de Jeanne d’Arc dans le contentieux de la discrimination syndicale

Cass. Soc. 31 mars 2021.pdf

Le contentieux de la discrimination salariale et syndicale initié en décembre 1995 par six militants CGT de l’usine Peugeot de Sochaux emmenés par Noël HENNEQUIN (voir « Interview de Noël HENNEQUIN. Retour sur le contentieux de la discrimination salariale et syndicale avec un ancien de Peugeot Sochaux », Chronique Ouvrière du 13 novembre 2009, http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article145) a donné l’occasion d’un joli succès devant le juge des référés prud’homal (CPH Paris (Référé - Juge Départiteur) 4 juin 1996, Dr. Ouv. 1996, 381 et s., note Jean-Maurice VERDIER) qui a été le point de départ d’une longue série d’actions judiciaires visant à dénoncer et faire sanctionner les pratiques patronales discriminatoires consistant à faire payer par des blocages de rémunération et d’avancement professionnel l’engagement et l’activité des syndicalistes combatifs.

Soucieux d’endiguer le flot de condamnations qui devenait de plus en plus fort, les avocats des employeurs se sont donnés le mot et ont mis en avant la fin de non-recevoir tirée de la prescription dans le but d’éviter que les regards des juges commencent à plonger dans les dossiers révélateurs de la discrimination syndicale en matière de salaire et d’évolution professionnelle.

I. Une tentative avortée de conversion des dommages et intérêts en salaire.

Ils ont dans un premier temps prôné l’assimilation de la demande de la réparation du préjudice de la discrimination à une demande de rappel de salaire, en vue de soumettre l’action indemnitaire du syndicaliste discriminé au régime de la prescription quinquennale (qui régissait à l’époque les demandes concernant les salaires impayés).

La Cour de cassation ne s’est pas laissée abuser par le subterfuge et par un arrêt du 15 mars 2005 (n° 02-43.580 ; Bull. V, n° 86), elle a souligné que l’action en réparation du préjudice en réparation du préjudice résultant d’une discrimination syndicale se prescrivait par trente ans (voir également, dans ce sens, Cass. Soc. 22 mars 2007, n° 05-45.163 ; Cass. Soc. 4 mars 2008, n° 06-44.846 ; Cass. Soc. 14 mai 2008, n° 06-45.507).

Ce rappel a reçu une pleine approbation.

« Cette position est justifiée en droit par le caractère indemnitaire et non pas salarial de la demande. En effet, l’article L. 412-2, alinéa 4 du Code du travail, devenu l’article L. 21-41-8, qui prohibe toute discrimination prévoit comme sanction du non respect des dispositions relatives à la discrimination syndicale l’allocation de dommages et intérêts.

Elle était justifiée également en opportunité, selon le rapport de la Cour de cassation pour 2005 qui indique « qu’une prescription courte est mal adaptée à ce type de contentieux dans la mesure où la discrimination syndicale est difficile à prouver et que c’est au fil du temps que le salarié se rend compte par comparaison avec les traitements reçus par ses collègues qu’il est victime d’une discrimination ».

Dans un commentaire de l’arrêt [Semaine sociale Lamy, 23 mars 2006, n° 1208], la président Sargos, s’interrogeant sur une éventuelle réduction à dix ans de la prescription de la prescription en matière contractuelle, observait déjà qu’« en droit de la prescription la question capitale est moins la durée de celle-ci que son point de départ » » (troisième partie du rapport de la Cour de cassation de 2008 consacrée à l’étude des discriminations, 1.1.5.2.2., « Les aménagements du régime de prescription en matière de prescription »).

Leur tentative de conversion des dommages et intérêts en salaire s’étant soldée par un échec, les avocats patronaux ont été atteints du syndrome de Jeanne-d’Arc. Le champ de bataille s’est déplacé vers la notion de « révélation ».

II. La bataille de la « révélation ».

La loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 a supprimé le délai de de la prescription trentenaire pour agir en réparation du dommage causé par une discrimination au profit d’un délai de cinq ans (qui est en l’occurrence le délai auquel est soumise l’action en paiement du salaire).

Il résulte désormais des dispositions de l’article L. 1134-5 du Code du travail que « l’action en réparation du préjudice résultant d’une discrimination se prescrit par cinq ans à compter de la révélation de la discrimination » et que « les dommages et intérêts réparent l’entier préjudice résultant de la discrimination pendant toute sa durée ».

La victime de la discrimination dispose donc désormais pour agir d’un délai de cinq ans à compte d’un point de départ « subjectif », celui de la « révélation » de la discrimination.

Le régime dérogatoire auquel la loi du 17 juin 2008 a soumis le délai d’action en matière de réparation du préjudice causé par une discrimination a été présenté dans les termes suivants.

« La loi du 17 juin 2008 a soumis au bref délai de 5 ans les actions en réparation du préjudice né d’une discrimination, alors qu’elle aurait pu, tout aussi bien un délai plus long, par exemple celui de 30 ans, antérieurement applicable. En effet, la discrimination prend la forme d’une série de décisions de l’employeur, étalées dans le temps, et dont la force probante n’apparaît qu’au bout d’un laps de temps, plus ou moins long ». Pour contrebalancer cette régression, le législateur de 2008 a soumis l’action en réparation du préjudice lié à une discrimination à un régime dérogatoire, notamment d’agissant du point de départ du délai de prescription. En effet, en ce domaine, le délai court « « à compter de la révélation de la discrimination ». Ici encore, l’appréciation du point de départ de la prescription se fait subjective, déconnectée du point de la naissance de la discrimination » (M. POIRIER, « Eviter le couperet de la prescription, après la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi », Dr. Ouv. 2014, 193).

La déconnexion entre le point de départ du délai d’action en réparation d’action en réparation du préjudice résultant d’une discrimination et celui d’une action de prescription de droit commun est particulièrement mise en évidence par la comparaison entre les dispositions du Code du travail relatives à l’action en discrimination et celles portant sur l’action en paiement du salaire.

Dans la troisième partie du rapport de la Cour de cassation de 2008 consacrée à l’étude des discriminations (préc.), il a été observé que « le point de départ de droit commun du délai de prescription posé par le Code civil, retenu en matière salariale a paru insuffisamment protecteur au regard de la finalité de la législation relative aux discriminations ».

L’article 1134-5 indique que l’action se prescrit par cinq ans à compter de la « révélation » de la discrimination alors que l’article L. 3245-1 précise que l’action en paiement du salaire se prescrit par cinq ans conformément à l’article 2224 du Code du civil, aux termes duquel « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu au aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

Il est donc acquis que c’est la « révélation » qui constitue le point de départ de la prescription de l’action en réparation du préjudice résultant d’une discrimination.

Il a été observé que ce centre de gravité de la règle posée par l’article L. 1134-5 du Code du travail est moins statique que mobile. « Le délai commencera à courir au moment où le salarié aura connaissance des faits qui lui permettent de penser qu’il est victime d’une discrimination, et non à compter de la discrimination elle-même. A cet égard, la jurisprudence de la Cour de cassation considère que la discrimination est « exactement connue des salariés lorsqu’ils disposent des « éléments de comparaison nécessaires », devrait perdurer, et le caractère « glissant » du point de départ est nécessaire pour que ce délai soit utile : en effet, une longue période peut séparer le temps de la discrimination salariale du moment où la victime en prend connaissance. Bien souvent, les salariés ignorent les revenus de leurs collègues » (V. DELNAUD, « Prescription et discrimination » D. 2008, 2533).

Lors des débats parlementaires ayant conduit à l’adoption de la loi du 17 juin 2008, il a été relevé que « la discrimination se caractérise par le fait qu’il est très difficile de déterminer un « fait générateur » identifiable : au contraire, elle prend la forme d’une série de décisions de l’employeur. On peut même considérer que la discrimination présente un caractère continu dans certains cas. En outre, les salariés exercent le plus souvent leur droit à réparation de la discrimination qu’ils ont subi après avoir quitté l’entreprise ». Il a également été souligné que « la « révélation » n’est pas la simple connaissance par le salarié ; elle correspond au moment où il dispose des éléments de comparaison mettant en évidence la discrimination. Tant que le salarié ne dispose pas d’éléments probants, la discrimination ne peut pas être considérée comme révélée et, donc, le délai de prescription de l’action du salarié ne peut pas courir » (E. BLESSIG, Rapport AN n° 847 sur la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière civile : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r0847.asp).

Les avocats patronaux ont tenté de faire prévaloir une conception instantanée de la « révélation » de la discrimination salariale et syndicale en soutenant que la seule remise au syndicaliste de documents susceptibles de permettre une comparaison ou d’un courrier de l’inspection du travail alertant sur des pratiques discriminatoires suffirait à déterminer le point de départ du délai de prescription.

Il sera d’abord observé que la remise d’un document par l’employeur à un salarié ne vaut pas nécessairement analyse ou lecture éclairée par celui-ci des informations parfois denses venant d’être communiquées.

Il sera surtout relevé que la thèse d’une « révélation » instantanée prend à contre pied le caractère continu qui définit très souvent la discrimination syndicale en matière salariale et d’évolution professionnelle.

Dans l’espèce ayant donné lieu à l’intervention de l’arrêt de la Cour de cassation du 31 mars 2021 joint en annexe, les juges du fond, pour dire l’action prescrite, avaient accueilli les arguments de l’employeur qui avait situé la « révélation » au moment d’une intervention en 1981 de l’inspection du travail relayant la plainte d’une syndicaliste dénonçant une discrimination à partir de l’obtention de son premier mandat en 1977. La salariée qui s’estimait victime de pratiques discriminatoires en raison de son engagement syndical était devenue permanente syndicale à compter en 1997 et avait fait valoir ses droits à la retraite en décembre 2011. C’était seulement en avril 2012 qu’elle avait saisi la juridiction prud’homale en invoquant une discrimination syndicale dans le déroulement de sa carrière.

Dans son rapport, Laurence PICAUT-RIVOLIER avait exposé ainsi les termes du débat. « La question qui se pose est de savoir si la connaissance d’une discrimination « gèle » le point du départ du délai de prescription, alors même que la discrimination peut avoir perduré, ou s’être accentuée au regard d’éléments nouveaux ».

Il ressort des motifs de l’arrêt de cassation rendu le 31 mars qu’il n’y a pas lieu d’opter pour la congélation du point de départ du délai de prescription.

« En statuant ainsi, alors que si la salariée faisait état d’une discrimination syndicale ayant commencé dès l’obtention de son premier mandat en 1977 et dont elle s’était plainte en 1981, (…), elle faisait valoir que cette discrimination s’était poursuivie tout au long de sa carrière en terme d’évolution professionnelle, tant salariale que personnelle, ce dont il résultait que la salariée se fondait sur des faits qui n’avaient pas cessé de produire leurs effets avant la période non atteinte par la prescription ».

Il a été relevé par une commentatrice de l’arrêt que « pour la Cour de cassation, il semblerait que ce ne soit pas la découverte d’éléments probatoires qui enclenche le délai de prescription mais le fait que les effets de la discrimination continuent de se produire » (M. PEYRONNET, « Absence de prescription des discriminations continuant à produire leurs effets », Dalloz actualité du 28 avril 2021 (https://www.dalloz-actualite.fr ).

Il a été également observé dans le commentaire qu’« un arrêt inédit de la chambre sociale du 22 mars 2007 (n° 05-45. 163 NP) était venu préciser le sens du terme « révélation » : il ne s’agit pas seulement de la date à laquelle le salarié a eu connaissance des faits de discrimination, mais plutôt de celle où il a « exactement connu » le préjudice lié à la discrimination subie. Cette logique dégagée par la Cour de cassation semble avoir été retenue lors des débats parlementaires. La révélation devrait être entendue comme le moment où la victime a « la connaissance du manquement et du préjudice en résultant » (v. le rapport n° 847 de E.Blessig fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi [n° 433], adoptée par le Sénat, portant réforme de la prescription en matière civile ) » (M. PEYRONNET, commentaire préc.).

Une même continuité d’inspiration semble ressortir des motifs d’un arrêt du 29 mai 2019, qui avait souligné que la discrimination était caractérisée par une différence de traitement dans la carrière découlant d’une série d’actes et de décisions concrets, qui se sont étalés dans le temps jusqu’à la rupture du contrat de travail, laquelle marque la fin de la carrière du salarié et la position atteinte en dernier lieu, et avait en conséquence rejeté le pourvoi formé contre la décision des juges du fond qui avaient considéré que c’était à la date de la rupture du contrat de travail que se situait la « révélation » de la discrimination (Cass. Soc. 29 mai 2019, n° 18-14.488).

En présence d’une discrimination qui se poursuit tout au long de la carrière du salarié, c’est seulement à la survenance de la fin de la relation contractuelle que se révèle la connaissance exacte du préjudice causé par la différenciation illégale et continue mise en œuvre par l’employeur.

« Ainsi, pour résoudre les questions liées au point de départ de la prescription et la non-applicabilité de la loi dans le temps, il serait possible de considérer que l’absence de correction d’une discrimination constitue un fait discriminatoire. Ainsi, tant que l’employeur ne prendrait pas les mesures nécessaires et adéquates visant à faire cesser la différence de traitement, il commettrait une discrimination. La discrimination s’apparenterait alors à une infraction continue, ce qui faciliterait l’application des règles de prescription » (M. PEYRONNET, commentaire préc.).

Cela fait longtemps que la « révélation » est associée au dommage continu L’épopée de la combattante que certains célèbrent tous les deuxièmes dimanches du mois de mai nous a enseigné que la bataille que la voix céleste a appelée à mener rimait avec la guerre de Cent Ans.


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