Chronique ouvrière

Quand Sapin se prend les pieds dans ses petits bricolages

lundi 3 mars 2014 par Karl GHAZI
Ordonnance du Conseil d’Etat du 12 février 2014.pdf

« Considérant qu’il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de leurs requêtes, que les requérants sont fondés à demander la suspension du décret du 30 décembre 2013 (…) » : ces quelques mots ont résonné comme un coup de tonnerre, ce 12 février 2014, lorsqu’avec quelques jours d’avance, le Conseil d’Etat s’est immiscé avec fracas dans le débat sur l’ouverture des magasins le dimanche.

Cette question, qui agite régulièrement les medias depuis 1993, date de la première grande bataille judiciaire sur la question (affaires Virgin et Ikéa), était à la Une de l’actualité depuis le mois de septembre. La volonté des patrons des grandes enseignes du commerce d’étendre encore plus les horaires de travail pour gagner des parts de marché, était stoppée par plusieurs actions contre le travail nocturne et dominical, menées par diverses organisations syndicales du commerce. Ces actions avaient abouti à des décisions extrêmement fermes des juges, assorties d’astreintes très importantes (Sephora, Bricorama…) qui ont contraint les patrons du secteur à s’exécuter.

Comme toujours dans ces cas-là, ils ont alors joué habilement d’une situation qu’ils avaient eux-mêmes créée, mettant en avant des « salariés mécontents des syndicats » pour expliquer que ces actions étaient néfastes pour l’économie et l’emploi, contraires à la volonté des salariés et aux intérêts des consommateurs.

Peu importait que ces affirmations soient totalement infondées : le bénéfice économique (et donc pour l’emploi) de ces ouvertures est depuis toujours contesté, y compris par des économistes qui ne sont pas proches des organisations de salariés (l’OFCE, par exemple). Peu importait que le patronat, derrière l’idée sympathique de « volontariat » cherche à atteindre le stade ultime de la dérogation, non plus au travers d’accords collectifs mais au niveau du contrat individuel de travail. Le gouvernement, le doigt sur la couture et comme s’il s’agissait d’une question urgentissime dans le contexte actuel de crise, s’est empressé, une fois de plus, de répondre aux revendications des patrons.

Immédiatement, il a missionné Jean-Claude Bailly (déjà auteur d’un rapport pour le CESE en 2007, concluant à une libéralisation de l’ouverture des magasins le dimanche) afin d’établir un rapport sur cette question.
Un mois plus tard, ce dernier publiait ses conclusions qui constituaient un modèle d’hypocrisie. Affirmant la nécessité de maintenir la spécificité du dimanche, il constatait l’impasse que constituent les dérogations « sectorielles » aux fermetures. Certaines branches professionnelles, telle celle du commerce de l’ameublement, bénéficient de dérogations permanentes, au gré de textes de circonstances votés à la suite d’un lobbying patronal intensif. Or, comme le constatait le rapport Bailly, les branches du commerce sont très poreuses : les entreprises de l’ameublement vendent de l’électroménager, celle du bricolage des produits parfois similaires à ceux de l’ameublement etc. Les distorsions de concurrence sont donc inévitables et les contestations (entre patrons !) nombreuses, conduisant, par capillarité, à une généralisation des dérogations : ainsi, des enseignes de l’électroménager ont obtenu gain de cause lorsqu’elles ont fait reconnaître que l’ouverture du dimanche des enseignes de l’ameublement constituait une concurrence déloyale, obtenant, à leur tour, le droit d’ouvrir !

Sauf que le rapport Bailly, après avoir fait ce constat juste, en tirait une conclusion pour le moins surprenante : il fallait annuler la dérogation permanente de l’ameublement à l’issue d’une période transitoire dans l’attente d’une nouvelle loi. Durant cette période, les magasins d’ameublement pourraient continuer à ouvrir le dimanche et, pour éviter toute distorsion de concurrence, le rapport les enseignes de la branche du bricolage, obtiendraient… une dérogation pour la même période !
Ainsi donc, des magasins qui, jusque-là, ouvraient dans l’illégalité allaient obtenir un nouveau droit, provisoire certes, mais qui allait leur permettre de multiplier les ouvertures et de pérenniser de nouvelles habitudes de consommation. Comment imaginer, en effet, qu’après les avoir autorisés à ouvrir pendant 18 mois (durée maximale prévue dans le rapport), on allait à nouveau les fermer ?

Moins d’un mois après la présentation du rapport, le gouvernement publiait, sans concertation préalable avec les organisations de salariés, un décret autorisant l’ouverture des magasins de bricolage le dimanche, jusqu’au 1er juillet 2015.

Un accord comprenant des « contreparties » pour les salariés était signé le 23 janvier 2014, par les patrons de la branche et les organisations de salariés à l’exception de la CGT et de F.O.

Ce sont différentes organisations affiliées à ces deux confédérations qui saisiront le Conseil d’Etat d’une demande de suspension en référé du décret n°2013-1306 du 30 décembre 2013.

Le Gouvernement dans une impasse

A l’appui de sa décision, le juge des référés a commencé par viser à la fois la Constitution et la Convention de l’Organisation Internationale du Travail mais y a aussi ajouté le Code du travail, la Loi du 13 juillet 1906 établissant le repos hebdomadaire et une décision du Conseil Constitutionnel du 6 août 2009.

Le Juge a relevé que la dérogation au principe du repos dominical revêt un caractère permanent et par conséquent l’a subordonnée à l’existence d’un besoin en principe pérenne du public. Or, dans sa volonté d’avancer masqué, le gouvernement s’est pris les pieds dans le tapis : selon le Conseil d’Etat, aux termes du code du travail, « la dérogation est subordonnée à l’existence d’un besoin, en principe pérenne, du public qu’elle vise à satisfaire tant qu’un changement dans les circonstances de droit ou de fait ne le remet pas en cause ; [or] le décret litigieux a limité au 1er juillet 2015 les effets de la dérogation qu’il institue, sans que le pouvoir réglementaire invoque la disparition à cette date d’une telle nécessité ». En résumé, la preuve qu’il n’existe pas un besoin pérenne du public, c’est le Gouvernement qui l’apporte en prenant un décret pour une durée déterminée ! Cette partie de la décision (4ème considérant) a fait dire au Gouvernement qu’il lui suffisait de prendre un décret autorisant les magasins de bricolage à ouvrir le dimanche pour une durée indéterminée pour passer l’obstacle ! Il a d’ailleurs immédiatement annoncé la publication prochaine de ce nouveau décret qu’il a déjà fait parvenir aux organisations syndicales pour « consultation ».

D’autre part, le Conseil d’Etat considère que les motifs pris par le Gouvernement visant à répondre à de nombreux conflits et litiges ne figurent pas au nombre de ceux qui sont prévus par la Loi.
Il considère, en conséquence, qu’il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision du Gouvernement.

S’agissant de la condition d’urgence, le Conseil d’Etat réaffirme que le principe d’un repos hebdomadaire est une garantie du droit au repos reconnu aux salariés par le 11ème préambule de la Constitution de 1946 et qu’il existe par conséquent un préjudice grave et immédiat tant à l’intérêt collectif des professions concernées qu’à l’intérêt individuel des salariés susceptibles d’être appelés à travailler le dimanche.

En relevant, d’autre part, qu’il n’y avait ni extension, ni couverture du champ du décret par l’accord signé le 23 janvier 2014 par certaines organisations syndicales, le Conseil d’Etat a considéré que la condition de l’urgence était remplie. Le défaut d’extension ne rend en effet pas obligatoire les « contreparties » dans tous les établissements susceptibles d’ouvrir le dimanche. Et, du fait de la « porosité » des branches déjà évoquée plus haut, le décret s’applique à des branches professionnelles non couvertes par l’accord (la quincaillerie, par exemple, qui s’oppose par ailleurs à l’ouverture des magasins le dimanche).

Le Conseil d’Etat s’est abstenu de statuer sur les autres moyens figurant dans la requête, notamment celui permettant de vérifier si la décision est conforme ou non au mécanisme des régimes spéciaux prévus par la Convention 106 de l’OIT.

Ce nouveau succès des organisations syndicales sur le terrain judiciaire ne marque certainement pas la fin de la guerre de la déréglementation des horaires dans le commerce. Le gouvernement, cependant, se trouve dans une impasse dans laquelle il s’est poussé tout seul. Car, contrairement à ce qu’il affirme au travers de ses communiqués, la décision du Conseil d’Etat ne porte pas sur la forme (un décret qui aurait dû prévoir une dérogation pour une durée indéterminée) : bien au contraire, il a visé les conventions internationales, la Constitution et le code du travail. Si ce dernier peut être facilement modifié dans le sens des volontés des patrons des grandes enseignes du commerce, il n’en va pas de même pour les autres normes…
Pour sa part, l’Union syndicale CGT du Commerce et des Services de Paris soumettra à nouveau au Conseil d’Etat le tour de passe-passe que lui prépare le Gouvernement. Et nous ne sommes pas certains que les juges administratifs goûtent la prestidigitation. Ni le bricolage.


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