Travailleurs sans papiers :
de l’utilité de la grève
Grâce à la grève, les « sans-papiers » se sont fait reconnaître comme des « travailleurs » à part entière, revendiquant simplement leurs droits de salariés et la fin des conditions de travail indignes qui leur sont imposées.
Après plus de huit mois de grève et trois semaines d’occupation du parvis de l’Opéra Bastille, à Paris, les travailleurs sans papiers ont fait reculer le gouvernement sur un aspect qu’il voulait emblématique de son action : l’immigration « choisie » et la non-régularisation de ceux qu’il s’acharne à nommer « les clandestins ». Ils ont obtenu le 18 juin un texte, des critères clairs et assouplis de régularisation par le travail et un certain nombre de garde-fous qui devraient limiter l’arbitraire préfectoral. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de travailleurs sont régularisables.
Le courage et la détermination de 6200 travailleurs du BTP, de la restauration, du nettoyage, de la confection…ont acquis à cette lutte le soutien de la quasi-totalité des forces dites progressistes : « les Onze » soit cinq syndicats (CGT, FDT, FSU, Solidaires et UNSA) et six associations (Autre Monde, la Cimade, Droits devant !, Femmes égalité, la Ligue des droits de l’homme, RESF), puis l’ensemble des partis de gauche (PC, PG, PS, Lutte Ouvrière, NPA, Gauche unitaire, les Alternatifs, PCOF…), de très nombreuses personnalités du cinéma (réalisation en février 2010 par un collectif de cinéastes dont Laurent Cantet , du clip « On bosse ici, on vit ici, on reste ici ! ») des artistes, des intellectuels…
En sortant de l’ombre, les grévistes ont mis en évidence l’importance des travailleurs sans papiers dans l’économie française (ils seraient 300 000 à 400 000 selon les pouvoirs publics). Délocalisés sur place, comme ils disent eux-mêmes, ils occupent les emplois les plus pénibles, paient pour beaucoup d’entre eux des impôts et des cotisations sociales- puisqu’ils sont pour la plupart déclarés avec un alias ou de faux papiers. Mais les droits les plus élémentaires des salariés et des assurés sociaux leur sont refusés puisqu’ils sont sans-papiers et que jusqu’ici, ils n’osaient pas les revendiquer. Bien que leur lutte ait été peu couverte par les grands médias (la télévision notamment), elle a fait basculer l’opinion publique en faveur de leur régularisation. Selon un sondage Ifop- L’Humanité (novembre 2009), 78% des Français reconnaissent qu’ils jouent un rôle important dans l’économie, et 64 % sont favorables à leur régularisation au cas par cas.
Après une première vague de grèves en avril 2008 (l’acte 1), puis une seconde beaucoup plus massive entamée le 12 octobre 2009 (l’acte 2), les travailleurs sans papiers ont démontré que même les plus vulnérables et les plus précaires des salariés n’étaient pas condamnés à subir. Ils étaient sans papiers donc expulsables, intérimaires pour beaucoup (un tiers des grévistes), travailleurs isolés pour une grande partie d’entre eux, pourtant ils ont mené une grève exemplaire. Ils ont dépassé leur isolement en se regroupant sur un chantier où ils étaient plusieurs à travailler, dans une agence de la société d’intérim qui les employait, dans les sièges des sociétés de nettoyage, dans les locaux d’organismes professionnels de branche… En s’organisant par piquets de grève, avec sur chacun des délégués réunis fréquemment en assemblée pour coordonner les actions et décider collectivement de l’évolution du mouvement.
Et la grève a montré qu’elle était une arme efficace. Pour les travailleurs sans papiers, elle s’est révélée protectrice : de « sans papiers », ils sont devenus des salariés en grève, protégés par le code du travail. Malgré un certain nombre d’expulsions de piquets– tantôt sur intervention directe des forces de l’ordre sans aucune décision de justice, notamment sur les chantiers Bouygues, tantôt sur simple ordonnance sur requête (donc sans procédure contradictoire) ; tantôt après référé au TGI- de fait employeurs et gouvernement ont dû les reconnaître comme tels. Comme ils l’exigeaient, les syndicats soutiens de la grève (CGT, CFDT, FSU, Solidaires, UNSA) ont fini par être reçu par le ministère du Travail, le 14 mai. Et c’est avec ce ministère, autant qu’avec celui de l’Immigration, qu’a été négocié le texte du 18 juin. Les pouvoirs publics ont admis que le sort de ces travailleurs était un problème de « stock » et non de flux migratoires. Aussi violent soit-il, ce terme de « stock » employé par les technocrates chargés du dossier est une forme de reconnaissance !
Parce qu’elle était un gêne économique – voire « morale » pour quelques uns assumant mal la mise au jour d’une telle surexploitation- la grève a également fait basculer une partie du patronat et quelques élus de droite qui ont poussé à une résolution « pragmatique » du conflit. Les piquets de grève, avec force drapeaux rouges de la CGT, ont fini par faire désordre dans le paysage. Un certain nombre de PME ont admis qu’elles avaient besoin de ces salariés déjà en place, compétents et sur des postes tellement durs que les candidats ne sont pas légion. D’une certaine manière, c’est d’ailleurs ce que reconnaissait déjà l’article 40 de la loi Hortefeux du 20 novembre 2007, introduit sous l’influence du lobbying du patronat des cafés-hôtels-restaurants- qui prévoyait la régularisation par le travail, à titre exceptionnel et dans les métiers en tension, des salariés sans papiers accompagnés dans leur démarche par leur employeur. Mais grâce à la grève, le rapport de force s’est inversé : la loi prévoyait une régularisation paternaliste « offerte » par le patron aux immigrés « choisis » par lui ; la grève en a fait un droit revendiqué. Les rodomontades du ministre de l’Immigration Eric Besson et son projet de fermeture administrative des entreprises employant des travailleurs sans papiers, ont inquiété certains patrons qui ont souhaité trouver rapidement des solutions pour rentrer dans les clous en gardant leurs salariés. Quant aux multinationales qui font travailler ces salariés sans papiers par le biais de la sous-traitance et de l’intérim, voire directement, elles se sont inquiétées de leur image de marque à l’étranger, notamment dans les pays d’Afrique ou d’Asie dits émergents, où elles souhaitent gagner des marchés.
Le 3 mars 2010, des représentants de la CGT, de la CFDT, de l’UNSA, de la FSU, de Solidaires, de la CGPME, du mouvement ETHIC (Entreprises à Taille Humaine Indépendantes et de Croissance), du Syndicat national des activités du déchet, de Véolia Propreté – rejoints plus tard par d’autres entreprises et organisations du monde du travail- ont publié un texte baptisé « approche commune ». Adressé au ministre du Travail de l’époque (Xavier Darcos), il établissait des « conditions précises et objectives d’obtention d’autorisation de travail et de séjour correspondant, pour les salariés étrangers « sans papiers » mais qui s’acquittent, de même que leurs employeurs, de leurs cotisations et impôts » élaborés par les signataires. Ce texte a servi de base aux négociations qui ont abouti au texte ministériel du 18 juin.
Les avancées obtenues par les travailleurs sans papiers avec le texte du 18 juin constituent une victoire pour l’ensemble des salariés. C’est un premier point marqué contre le dumping social généralisé, la mise en concurrence des salariés, la précarisation généralisée. Aguerris par ces mois de lutte, une partie de ces femmes et de ces hommes sont bien décidés à poursuivre leur engagement au sein des syndicats. Notamment de la CGT dont un petit groupe de militants a porté ce combat sans jamais faillir, au prix de pas mal d’heures de sommeil sacrifiées mais avec le bonheur- disent-ils- d’avoir renoué avec ce qui fait l’essence même du syndicalisme.