Chronique ouvrière

une interview de Serge SANCHES, auteur du livre "INTERIM. L’esclavage moderne ?"

mercredi 7 février 2018

Chronique ouvrière : « INTERIM. L’esclavage moderne ? ». Peux-tu nous commenter le titre de ton ouvrage ?

Serge SANCHES : Parallèlement à l’enquête sur l’intérim, j’ai passé beaucoup de temps sur des documents sur l’esclavage. Au passage, je recommande les livres de Jared Diamond, "De l’inégalité parmi les sociétés" et de Yves Benot, "La modernité de l’esclavage". Je me suis aperçu que la définition de l’esclavage était différente suivant les auteurs et les époques. Même les dictionnaires (Larousse, Reverso) donnent une version différente. C’est l’avis de l’historien Gilles Gauvin qui explique qu’il « n’existe aucune définition très précise de ce que l’on entend aujourd’hui par servitude ou par esclavage ». Le terme "esclavage" recouvre une multitude de situations, et pas seulement le rapt d’un Africain par un négrier au profit d’un planteur de coton, image habituelle dans l’inconscient collectif. Certains esclaves étaient comptables, artisans, soldats, médecins, enseignants. Et je me suis rendu compte que toutes les définitions de l’esclavage avaient deux dénominateurs communs :

- Premièrement, l’esclave a été l’objet d’une transaction financière entre un vendeur qu’on peut qualifier de commerçant et un acheteur, l’utilisateur. Peu importe que l’objet de la transaction ait été volé dans sa tribu, prisonnier de guerre, condamné, astreint à payer une dette. L’esclave est une marchandise qui a un prix en fonction de son âge, son sexe, sa force physique, ses compétences, sa rareté. N’est-ce pas le cas lors d’un contrat entre une agence d’intérim et un utilisateur, personne physique ou morale ?

- Deuxième élément qui permet de définir l’esclave : il est un travailleur contraint au service d’un maître, d’une entité économique. D’une façon ou d’une autre, l’esclave reçoit une rétribution minimale qui lui permet de survivre et qui peut être en nature (habit, nourriture, logement), ou sous forme de paiement.

Voilà pourquoi j’en suis arrivé à conclure que l’intérim était une forme moderne d’esclavage, adaptée au système capitaliste, système dans lequel tout peut faire l’objet d’une exploitation privée, même les choses les plus naturelles comme l’eau, la santé, le vieillissement.

L’intérim est bien une forme d’esclavage pour nombre de travailleurs et leurs multiples témoignages dans ce livre en apportent la preuve ; j’en lis quelques extraits :

Christophe, préparateur de commandes : « Je perds un kilo par semaine, peu importe ce que je mange. L’intérim, c’est la jungle ». Moufida : « Vous vous transformez en produit corvéable à merci et jetable ». Anna : « L’intérimaire est un mouchoir en papier qu’on prend pour un besoin ponctuel puis qu’on jette sans se soucier de son devenir ». Une épouse : « Mon homme est en intérim et vit un enfer ». Araly : « L’intérimaire est bloqué partout. Comment louer un appartement sans garantie financière ? ».

Je rappelle que le Programme commun de la Gauche de 1972 prévoyait l’interdiction de l’intérim et le renforcement de l’agence publique d’emploi. L’interdiction de l’intérim doit redevenir une revendication, ne serait-ce que pour faire reculer le patronat de cette activité qui depuis quelques années a des exigences encore plus réactionnaires que celles du Medef, comme la suppression du CDI remplacé par un CDI de chantier ; et pourquoi pas la suppression du Smic, comme certains économistes libéraux le suggèrent ?

Chronique ouvrière : Tu consacres une partie de ton livre à l’historique de l’intérim. Quelles sont, selon toi, les dates essentielles à retenir ?

Serge SANCHES : Dès la fin du 19ème siècle (qui coïncide avec l’abolition de l’esclavage), des agences de placement de travailleurs sont nées au Canada et aux USA. L’enseignante Leah F. Vosko explique que certaines étaient de vrais escrocs. Au début du 20ème siècle, les organisations de travailleurs et l’Organisation Internationale du Travail considèrent qu’il faut empêcher l’existence de de ces agences, avec une idée maîtresse : « Le travail n’est pas une marchandise ».

En 1932, la Conférence internationale du travail demande par 91 voix contre 20 l’abolition des agences d’emploi à but de profit. C’est vers les années trente que commence à grande échelle l’utilisation de travailleurs temporaires, notamment dans la dactylographie, l’automobile, l’armement (pendant la guerre).

Les sociétés Kelly et Manpower sont créées après la guerre. En Europe, Manpower ouvre ses premières agences en 1967, et Randstad est créé en 1968, en Hollande.

La France signe en 1949 la Convention 96 qui demande la suppression des bureaux de placement payants. BIS est créé en 1954. Le groupe Inter Ecco, futur Adecco, nait en 1964.

En 1969, Manpower qui a signé un premier accord avec la CGT est exclu du syndicat patronal SNETT. Cet accord a permis d’obtenir la fameuse prime IFM de 10 % sur la totalité du salaire, indemnité de fin de mission qui reste encore le seul avantage bénéficiant aux travailleurs précaires.

En 1972, l’Etat français instaure une première réglementation que Frantz Olivier Giesbert appellera une reconnaissance « des négriers des temps modernes ». Depuis cette date, le travail temporaire n’a cessé de progresser, même si une ordonnance de 1982 précise les conditions d’utilisation de ce mode d’emploi. L’intérim devient un moyen de faire appel en permanence à des emplois précaires.

En janvier 2005, une loi signée Chirac-Raffarin décide de la fin de la compétence unique du service public (ANPE) en matière de gestion d’emploi, ce qui ouvre d’immenses perspectives de développement aux agences privées.

En juillet 2013, face aux menaces de taxation des contrats courts, le syndicat patronal Prism’emploi signe avec les syndicats CFDT, CFE-CGE, CFTC l’accord CDI-Intérim qui l’engage à embaucher en CDI, 20 000 intérimaires qui perdent la prime de 10 % (IFM).

Chronique ouvrière : Tu montres en quoi les travailleurs intérimaires sont mal traités en matière de rémunération et sont particulièrement vulnérables en ce qui concerne les risques de graves accidents du travail. Pourrais-tu donner quelques exemples significatifs ?

Serge SANCHES : Le contrat d’intérim place le travailleur dans une situation de faiblesse extrême. S’il refuse un travail, même non prévu dans son contrat de mission, il n’est pas renouvelé et son cas devient difficile dans son agence. Un "bon" intérimaire ne se plaint jamais ; il accepte tout ce que lui demande son chef.

Demander une simple rectification d’une erreur de salaire (toujours en son désavantage), est souvent considéré comme une revendication. Et toutes les astuces sont bonnes pour essayer de ne pas payer la totalité de ce qui est dû au salarié. Des études ont montré qu’à travail égal, un intérimaire est sous-rémunéré de 20 % par rapport à un salarié permanent.

Lorsque les intérimaires sont arrêtés en cours de mission pour des causes qui arrangent l’entreprise utilisatrice, la loi impose que le salarié soit payé. En cours de contrat, on oblige "Antoine" (et d’autres) à signer une demande d’une journée de repos.

La CGT Adecco a dénoncé le non-paiement fréquent des déplacements, des repas, des heures supplémentaires.

La triche au salaire est parfois organisée à l’échelle d’un groupe : une société a été condamnée en appel pour avoir fourni à ses agences un logiciel permettant d’éditer des bulletins de salaire occultant certains droits, et utilisé principalement sur des travailleurs immigrés.

Quant aux accidents du travail, ils sont deux fois plus nombreux chez les intérimaires que chez les salariés permanents. En 2015, le taux d’accidents des intérimaires était de 44,7 pour 1 000 travailleurs. Les intérimaires ont 7 fois plus d’accidents que les salariés de la construction aéronautique, avec un taux de gravité 7 fois supérieur. Et ces statistiques sont sous-estimées dans la mesure où parfois un intérimaire cache un accident, de crainte de ne plus obtenir de mission de son agence. Même chose en cas de maladie.

Dans les usines, dans le BTP, on réserve aux intérimaires les travaux les plus pénibles, ceux qui occasionnent le plus d’accidents. Dans les centrales nucléaires, les tâches dangereuses ne sont pas confiées aux agents salariés Edf, mais à des sociétés sous-traitantes qui utilisent des intérimaires. Et certains d’entre eux masquent leurs expositions à la radioactivité, afin que leur mission ne soit pas arrêtée. Ils seraient 2 200, dont nombre d’intérimaires, à se déplacer dans toutes les centrales, assujettis à une des Conventions collectives les plus mauvaises.

Les médecins du travail, dont les lois Macron-El Khomri ont réduit les pouvoirs, savent que s’ils jugent un intérimaire "apte sous réserve", il n’a aucune chance d’obtenir des missions et se retrouve sans solution, contrairement à un salarié en CDI qui peut bénéficier d’un changement de poste.

En 2015, l’USI-CGT a lancé une campagne pour dénoncer les décès d’intérimaires dans les usines, le BTP, et lors des trajets.

Chronique ouvrière : Dans bien des cas, les intérimaires sont spoliés des droits accordés par la règlementation ou les accords collectifs. Saisissent-ils alors l’inspection du travail ou les juridictions ? Lorsqu’ils remplissent les conditions pour obtenir la requalification de leur contrat de mission en contrat de travail à durée indéterminée avec l’entreprise utilisatrice, réagissent-ils en « temps utile », avant l’arrivée de l’échéance du contrat de mission ?

Serge SANCHES : D’abord, il faut préciser que le contrat d’intérim est semblable à celui d’un contrat à durée déterminée, dit CDD. La seule grande différence est qu’une troisième entité signe le contrat : l’agence d’intérim. Ce qui place en face du travailleur non pas un, mais deux interlocuteurs ; et cela chamboule totalement les rapports sociaux traditionnels que nous connaissions depuis la naissance du capitalisme. Le travailleur devient le subordonné de deux patrons, l’agence d’intérim et l’entreprise utilisatrice.

Dans le lien de subordination, l’intérim est pire que l’esclavage. Le salarié est soumis à la volonté de l’entreprise dans laquelle il travaille et à la surveillance de l’agence qui a vendu ses heures de travail.

Nous savons qu’un salarié "normal" est déjà en position de faiblesse face à un employeur qui ne respecte pas la législation ; mais il reste tout de même encore protégé par un CDI, par des lois, par son syndicat, s’il en existe un. Mais un intérimaire qui a deux patrons face à lui, quels sont ses moyens pour faire respecter la législation ou pour obtenir des conditions de travail supportables ? Comment faire respecter ses droits, quand on vit ce qu’a connu Chris : « Ceux qui ne vont pas assez vite sont virés ; leurs contrat hebdomadaire n’est pas renouvelé. Personne n’est sûr de revenir le lundi suivant. Chaque semaine, je me pose la question : est-ce que je vais rester ? Certains n’apprennent le non-renouvellement de leur mission que le lundi suivant à 4 heures du matin. C’est vache ! Mais ils ne disent rien, ils espèrent un appel les jours suivants. L’intérimaire ne peut pas se plaindre ».

La loi sur le travail temporaire n’est plus respectée depuis longtemps, puisqu’il est précisé qu’un contrat d’intérim a pour but unique le remplacement d’un salarié permanent provisoirement absent. Or l’intérim est devenu un mode d’emploi permanent, et des multinationales comme Renault ont, dans certains ateliers, plus de 50 % d’intérimaires ; j’ai même entendu 80 %. Voilà pourquoi, je propose l’interdiction de l’intérim qui est devenu un moyen de reporter sur le salariat la gestion de la production et du stock.

Seulement 1 % des intérimaires sont syndiqués. Il est quasiment impossible à un syndicat de faire un travail suivi avec des travailleurs qui restent en moyenne 1,8 semaine dans une entreprise. Le simple fait de discuter avec un délégué peut être mal interprété. Il reste l’inspecteur du travail ; l’un d’eux m’a expliqué qu’il ne recevait quasiment jamais de plaintes d’intérimaires. De toute façon, cet organisme n’existe pas sur l’annuaire téléphonique ; il est noyé sous le vocable DIRECTE.

Demander la requalification de son contrat de mission en CDI est une possibilité qui est rarement utilisée, pour les mêmes raisons évoquées plus haut. Il faut passer par les Prud’hommes. Beaucoup d’intérimaires espèrent qu’un contrat d’intérim débouchera sur un CDI. Et même si leur mission est renouvelée de nombreuses fois, parfois pendant des années, ils espèrent encore. Peu savent qu’un contrat d’intérim devient un CDI, si le salarié n’a pas reçu son contrat dans les 2 jours de son affectation. Parfois certains ne le reçoivent qu’en fin de mission, ce qui permet de raccourcir ou rallonger la date d’échéance.

Un travailleur courageux a obtenu des Prud’hommes le maintien de son emploi tout en demandant une requalification en CDI, simple application de la loi qui prévoit qu’en cas de procédure en justice, un salarié ne peut être licencié. Mais ce fut un rude combat, soutenu par la CFTC.

Chronique ouvrière : Les travailleurs intérimaires participent-ils aux combats engagés par les salariés « permanents » ? Mènent-ils des luttes spécifiques ?

Serge SANCHES : Rappelons qu’il est interdit de remplacer des salariés en grève par des intérimaires, même s’ils sont en contrat dans cette entreprise.
Dans le livre, j’ai consacré un chapitre aux luttes et j’ai présenté de nombreuses actions menées par ces 3 % de salariés intérimaires français ou immigrés. Actuellement, et ce n’est pas nouveau, des femmes de ménage employées en sous-traitance dans des hôtels de luxe font des grèves dans diverses villes pour obtenir un salaire décent, ne plus être payées à la chambre et percevoir le paiement des heures supplémentaires.

En 2013, chez Haribo dans le Gard, trois intérimaires totalisant 500 contrats d’une semaine à des tâches les plus pénibles ont fait condamner l’entreprise qui leur refusait un CDI. Chaque vendredi soir, ils apprenaient le renouvellement de leur mission. Mais leur affaire a duré des années et s’est terminée par un accord transactionnel.

En 2014, des intérimaires ont occupé des agences afin de dénoncer une perte de 20 % des indemnités chômage après une mission, occasionnant une perte de plus de 300 millions, selon la CGT. Avec les intermittents du spectacle, d’autres ont occupé une quarantaine d’agence de Pôles Emploi.

Il ne faut pas oublier les occupations d’agences par des sans-papiers qui sont bien souvent des intérimaires et dont la grande majorité d’entre eux est entrée légalement en France.

Malgré la grande précarité de leur statut, les intérimaires se solidarisent parfois avec la lutte engagée par les salariés permanents. Comme toujours, le rapport de force est primordial, et un intérimaire tout seul ne peut pas raisonnablement participer à une grève. Mais lorsque le nombre de ces salariés précaires est important dans une entreprise, la situation est plus favorable à leur participation à une lutte des "permanents", surtout si une des revendications porte sur l’embauche en CDI. Ainsi l’an passé, environ 60 intérimaires se sont mis en grève avec les salariés permanents pour dénoncer des baisses de salaire chez Système U.

Je propose aussi l’obligation de se syndiquer pour tous les intérimaires, idée pas si absurde, puisque cela existe dans certains pays ; elle ne sera sûrement pas reprise par nos gouvernants actuels, mais les utopies d’aujourd’hui seront les réalités de demain.

Livre : INTERIM, l’esclavage moderne ?

Format : 14,8x21 cm.

391 pages.

Prix : 18 euros.

ISBN : 9782951223936

A commander en librairie,

ou aux Editions d’Anglon 735, route de Jarcieu 26210 Lapeyrouse (port pour un ou plusieurs : 4.80 €).

Annexe 1 : Couverture du livre

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Annexe 2 : Présentation du livre

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