Chronique ouvrière

Quels sont les véritables fauteurs de violence dans l’entreprise ? (Une question en suspens dans le procès pénal)

mercredi 24 avril 2019 par Marie Laure DUFRESNE-CASTETS

Du point de vue de l’avocat, poser la question de la place de la défense des travailleurs dans la confrontation entre la « manipulation patronale » et l’« agit-prop » revient à s’interroger sur le rôle du discours véhiculé par le droit et le procès pénal face à la contestation individuelle ou collective, mais aussi des moyens qui peuvent y être puisés au bénéfice des travailleurs.

Le patronat a la mémoire longue. Il ne veut surtout pas que se reproduisent des contestations massives, comme celles qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier, dont il sait qu’elles constituent de véritables moteurs du changement social et politique. Le souvenir des grandes grèves, comme celles de 36 ou de 1968, n’est pas effacé. Pour prévenir de tels mouvements sociaux, il a besoin du secours de l’Etat en tant qu’institution - ce qui confère aux individus des formes de pouvoirs, de statut et de ressources -, lequel, comme le soulignaient Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, a lui-même besoin du discours du pouvoir qui a pour fonction première « d’orienter [son] action et de maintenir la cohésion des exécutants en renforçant, par la réaffirmation rituelle, la croyance du groupe dans la nécessité et la légitimité de son action » , ce qui peut notamment lui permettre de légitimer la répression de toute protestation.

Le propos qui va suivre a pour but de tenter d’illustrer les mécanismes mis en œuvre par nos gouvernants et leurs suppôts pour prévenir toute contestation, mais également pour se donner la possibilité de qualifier de violences susceptibles de répression pénale tout geste de protestation, ce qui constitue en soi une forme de prévention du phénomène protestataire (I). Nous essaierons ensuite de voir comment la force qui nourrit les principes qui animent leurs bagarres peut permettre aux travailleurs de mobiliser un droit, qui n’a pourtant pas été construit pour eux. (II)

I LA VIOLENCE : UN CONCEPT FALLACIEUX SERVANT A DIABOLISER LA CONTESTATION

1) Une rhétorique de la violence construite sur le modèle de la rhétorique du terrorisme pratiquée depuis 1986

Pour Michel Foucault, le pouvoir s’affirme comme étant l’exact contraire de la violence, dans la mesure où il est l’affirmation d’un ordre juridique qui, dès lors qu’il est instauré, permettrait à la société de sortir d’une forme d’état de guerre permanente (l’état de nature des théoriciens du contrat social, Hobbes, Rousseau ou Locke), qui serait de l’ordre de l’apolitique ou du pré-politique. Cette affirmation est fondée sur la théorie classique, selon laquelle il existerait une opposition entre la raison et la violence. Dans cette conception, il est considéré que la violence est une suspension de la légalité telle que définie par l’ordre juridique existant.

En revanche la violence exercée par l’Etat est réputée légitime, dans la mesure où elle l’est, par essence, aux fins de préservation de la paix sociale et de l’ordre établi. L’héritage hobbsien, repris et développé dans la théorie wébérienne, entretenu par des partisans du libéralisme disciples de Raymond Aron, continue de dominer les rapports de pouvoir . En vertu de cette théorie, les tenants du pouvoir sont donc ceux qui définissent, à travers un discours en apparence dominé par la raison, ce qui doit être considéré comme une violence, leur permettant ainsi de désigner et catégoriser ceux qui les commettent ou risquent de s’en rendre coupables. C’est l’occasion de la rencontre avec les « classes dangereuses ».

L’expression « classes dangereuses » a été inventé en 1840 par un français, Henri Frégier, chef de bureau à la préfecture de la Seine dans un pesant ouvrage, rédigé en réponse à un concours lancé deux ans plus tôt par l’Académie des sciences morales et politiques, où il était demandé aux candidats « de rechercher d’après des observations positives quels sont les éléments dont se compose cette partie de la population qui forme une classe dangereuse par ses vices, son ignorance et sa misère ; indiquer les moyens que l’administration, les hommes riches, les ouvriers intelligents et laborieux pourraient employer pour améliorer cette classe dangereuse et dépravée ».

L’association entre le vice, l’ignorance, la misère et la dangerosité de la classe qui en serait porteuse apparaît comme une évidence. Elle sera théorisée plus tard dans un livre sur la situation des classes laborieuses sous la Restauration et la Monarchie de juillet. Louis Chevalier y présentait lesdites classes laborieuse comme dangereuses pour la paix publique et l’ordre établi, dans la mesure où le degré de misère où elles étaient plongées les amenaient à des revendications de masse, les jetant dans les pires excès . (Louis Chevalier « Classes laborieuses, classes dangereuses, pendant la première moitié du XIXème siècle, à Paris », Plon, 1958)

Par effet de glissement, l’amalgame opéré entre les revendications de masse et la dangerosité des individus qui les portent est également mise en œuvre dans ces études sociologiques, dont la lecture permet de comprendre que des phénomènes comme le terrorisme ou la violence ne sont pas nécessairement des réalités préexistantes, mais peuvent être des constructions du langage.

A cette époque, comme aujourd’hui, faire de la lutte contre la violence (ou le terrorisme) un spectacle moral permanent permet de réaffirmer symboliquement l’autorité de l’Etat au moment même où celui-ci apparaît comme impuissant sur le terrain économique et social. En outre, les processus de mise en récit et de mise en scène de la violence (qu’elle doit d’origine terroriste ou sociale) nourrissent un imaginaire où le citoyen ordinaire se sent effectivement menacé.

Dans son ouvrage sur le rôle de la peur en politique, Corey Robin a montré que de la place qu’il occupe, le pouvoir politique est parfaitement à même de « définir comme bon lui semble, les objets de crainte qui domineront les affaires publiques ».

Dans cet imaginaire le droit est présenté comme une source de protection. C’est ce qui explique qu’à chaque fait divers et plus encore s’il est présenté comme un attentat, le gouvernement fasse voter une loi par sa majorité, le plus souvent dans la précipitation. Cependant cette gesticulation législative n’est pas anodine, car le droit énoncé dans ces conditions possède plusieurs fonctions. D’une part, l’urgence constitue un élément stratégique, justifiant des mesures énergiques, voire dérogatoires au droit commun, telle une procédure d’exception. D’autre part, le droit ne se limite pas à apporter une réponse à la violence réelle ou supposée. Comme le souligne Pierre Berthelet au sujet du terrorisme : « Il entre dans le processus de labellisation du terrorisme et il fait partie intégrante de la « securitization » en prenant part à la diffusion d’une rhétorique du danger » . Il convient également de ne pas négliger l’effet performatif du droit, le discours juridique constituant une parole créatrice, qui fait exister ce qu’elle énonce. En effet, « le droit est la forme par excellence du discours agissant, capable par sa vertu propre de produire des effets. Il n’est pas trop de dire qu’il fait le monde social, mais à condition de ne pas oublier qu’il est fait par lui » .

Il n’est pas question ici de nier l’existence de la commission d’actes de violence ou du terrorisme et de leur nécessaire répression, mais de souligner à quel point le discours dominant façonne le monde social, définissant ainsi les concepts de violence et de terrorisme pour diffuser sa rhétorique du danger indépendamment des réalités préexistantes. C’est ce que synthétisait ainsi remarquablement Corey Corbin « La peur en politique, comme l’observait Hobbes, a deux visages : l’un regarde au loin, vers les ennemis auxquels la nation fait face ; l’autre regarde en soi-même, vers les conflits et les inégalités qu’entretient la nation. L’astuce du pouvoir politique est de convertir le premier en second, d’utiliser la menace des ennemis à l’extérieur comme prétexte de réprimer les ennemis de l’intérieur. »

Ensuite, il ne reste plus qu’à désigner les « ennemis de l’intérieur », justifiant l’emploi de mesures de sécurisation, par l’édiction du droit qui permettra leur condamnation.

3) Une évolution du droit aussi précipitée que radicale

Un bref examen de l’évolution actuelle du droit pénal et de la procédure pénale rappelle des circonstances très anciennes. La comparaison avec le temps présent montre qu’il existe une certaine permanence dans les réactions des possédants lorsqu’ils sont inquiets pour leurs intérêts.

Les réactions du pouvoir confronté aux manifestations des « gilets jaunes » ramènent à la réponse apportée aux attentats anarchistes de la deuxième moitié du XIXème siècle. On se souvient alors de l’historique et l’exposé que faisait qu’Emile Pouget du mécanisme des Lois scélérates : « celle du 12 décembre 1893 contre la presse ; celle du 18 du même mois, sur les associations de malfaiteurs, qui atteint l’individu dans ses relations ; celle du 28 juillet 1894, sur les menaces anarchistes, qui frappe l’isolé assez imprudent pour rêver tout haut, et qui ajoute la relégation au châtiment principal. »

De la même manière, après 68, l’esprit du « plus jamais ça » frappait de nouveau. La loi du 8 juin 1970 « tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance » dite « loi anti casseurs » était votée sous l’impulsion du Ministre de l’intérieur Marcellin, lequel, imputant des violences à des « éléments incontrôlés », promouvait une devise selon laquelle désormais « les casseurs seraient les payeurs ». Il s’agissait selon lui, comme ses prédécesseurs, de se donner les moyens de préserver ou restaurer l’ordre public. Les manifestations de rue étaient visées, mais aussi l’occupation de locaux administratifs (rectorats ou préfectures), les violences contre des fonctionnaires et les séquestrations (de patrons, par exemple !). Surtout, la loi instituait une responsabilité pénale et pécuniaire non seulement des auteurs de violences, mais également de simples manifestants, étrangers à ces violences, établissant ainsi un principe de responsabilité collective.

Cette loi fut abrogée le 27 novembre 1981, mais la tentation sécuritaire revient toujours.

De la loi « anti-bandes » du 2 mars 2010 dite loi « renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public », Monsieur Estrosi, le rapporteur de la loi, retenait principalement que « Même si un individu n’est pas armé, il sera désormais susceptible de faire partie d’une bande dès lors qu’il accompagne un individu portant une arme. » . Sur le fondement de ces textes, un individu pouvait désormais se trouver condamné pour le simple fait de connaître les membres d’un groupe (le terme de bande n’étant pas défini par le droit) qui aurait commis, ou même simplement songé à commettre certaines infractions (les actes préparatoires devenant punissables).Au nom du principe de « nécessité des peines » et en violation des principes du droit pénal, le Conseil constitutionnel rejetait les critiques portées à l’encontre d’un texte dont Madame Geneviève Koubi a pu dire que « derrière ces quelques phrases, se dissimule une condamnation de tout acte de résistance, de rébellion, de désobéissance... ». C’était au demeurant l’une des finalités poursuivies.

Mathieu Bonduelle, qui était alors secrétaire du Syndicat de la magistrature, critiquait le projet de loi en se référant au jugement de condamnation des travailleurs de Continental, qui avait admis, avant l’heure un principe de responsabilité collective : sur la base de la notion d’intentionnalité, cette loi permettra d’arrêter les gens sans qu’il n’y ait eu d’infractions commises. C’est le retour de la loi anticasseurs abrogée en 1982, mais en pire, puisque la loi anticasseurs se focalisait sur les leaders. La décision du Compiègne [concernant les ouvriers de Continental ] s’inscrit dans cette optique, elle ouvre la voie à la « loi anti-bandes ».

Il faut en effet revenir sur le jugement rendu le 1er septembre 2009 par la chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Compiègne à l’encontre de six anciens salariés du groupe Continental.

Dans cette affaire, où la sous-préfecture de Compiègne avait été endommagée par un groupe de plus de deux cents personnes sans qu’il soit possible de déterminer qui aurait dégradé tel ou tel bien, sept d’entre elles – toutes syndicalistes et membres du comité de lutte – étaient désignées à la police par la direction de l’entreprise Continental pour être citées dans des termes identiques pour destruction d’un bien au préjudice de l’Etat, les dites destructions ayant été commises en réunion. Six des sept prévenus allaient être finalement condamnés à des peines s’échelonnant entre trois et six mois de prison avec sursis. L’examen de la décision incite à penser que la forte teneur symbolique contenue dans ce dossier a fait oublier au Tribunal, puis à la Cour, l’un des principes essentiels du droit pénal, celui de la personnalité de la responsabilité pénale. La prohibition d’une responsabilité pénale collective et son corollaire selon lequel une peine ne peut être subie par une autre personne que le coupable , constituent deux aspects du principe plus général de la présomption d’innocence proclamé par l’article 9 de la Déclaration de 1789. Outre le fait qu’il bafouait allègrement les principes fondamentaux du droit pénal, ce jugement s’inspirait d’un droit qui n’était pas encore en vigueur. Mais il fallait des coupables. D’une part des salariés avaient mené une lutte victorieuse exemplaire par son caractère collectif et unitaire et par l’ampleur des gains réalisés au profit de salariés initialement destinés à un sacrifice anonyme. Par ailleurs, la sous-préfecture, symbole du pouvoir politique qui s’était montré défaillant, avait été endommagée. Des condamnations devaient donc être prononcées.

Pour atteindre ce but répressif il fallait créer extra legem une de ces infraction appelées en doctrine « collectives » parce qu’elles supposent une pluralité de délinquants à titre d’élément constitutif » , comme l’association de malfaiteurs prévue à l’article 450-1 du Code pénal. Or, comme le souligne Monsieur Pradel, « Les circonstances aggravantes doivent être soigneusement distinguées des éléments constitutifs de l’infraction. » En l’absence d’élément constitutif, l’infraction ne peut revivre par la présence de ce qui n’aurait été qu’une circonstance aggravante alourdissant la peine. Et à défaut d’admettre un principe de responsabilité collective en matière pénale, le simple fait qu’il soit démontré que des personnes aient été réunies dans un endroit où l’infraction a été commise n’ouvre pas la voie de la condamnation.

Les décisions du Tribunal correctionnel de Compiègne et de la Cour d’appel d’Amiens nous permettent encore une observation. Lorsqu’elles ont été rendues, aucun texte ne permettait la mise en œuvre d’une responsabilité pénale collective. En effet, la loi anticasseurs de 1970 était abrogée et la loi dite « anti-bande » de 2010 n’était pas encore votée. Cela n’a pas empêché le juge de condamner les membres du comité de lutte sur un fondement pénal qui n’existait pas. Deux enseignements peuvent en être tirés. Comme tous les avocats le savent, la justice est une matière incertaine et quand un juge sait qu’il doit condamner, il sait oublier les principes du droit qu’il doit appliquer. D’autre part, cette décision permet de vérifier que l’édiction de lois répressives a une fonction communicationnelle au moins aussi importante que ses visées de remise en ordre, l’une et l’autre contribuant au maintien de l’ordre établi.

C’est également cette fonction performative du droit qui est en œuvre dans le droit qui s’est constitué à la suite de l’attentat du 11 septembre 2001, non seulement aux Etats Unis, mais également dans les pays européens. En France en particulier et plus encore depuis les attentats de 2015, une conception nouvelle et inquiétante du droit pénal est inscrite dans la loi, en contradiction avec les droits fondamentaux.

La question de la sécurité étant rendue omniprésente dans le discours du pouvoir, on a pu assister à ce que Madame Christine Lazerges appelle une « fondamentalisation du droit à la sécurité » , qui emporte d’importantes régressions du droit à la sûreté, appartenant pourtant au noyau dur de l’état de droit figurant dans la liste des droits imprescriptibles de l’homme à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.Son article 7 prévoit que ce droit imprescriptible implique celui de n’« être accusé et détenu que dans les cas déterminés par la loi et dans les formes qu’elle a prescrites. ». Conçu comme une garantie contre l’arbitraire de l’Etat, le droit à la sûreté est d’une autre nature que la sécurité des personnes et des biens. Cependant, comme le souligne encore Madame Lazerges, « Un glissement sémantique, lourd de conséquences, s’est opéré jusqu’à la confusion entre droit à la sûreté et droit à la sécurité au détriment de la sûreté. » En effet, au service de ce droit à la sécurité désormais privilégié, un processus de codification entamé en 2011 et finalisé à travers le Code de la sécurité intérieure institué par l’ordonnance du 12 mars 2012, ratifiée par la loi du 13 novembre 2014. Il n’est pas indifférent d’observer que les objectifs assignés à ce Code, rappelés dans le rapport établi au Président de la République, consistaient dans la possibilité ouverte : « de mettre à la disposition des responsables publics chargés de la sécurité intérieure et de la sécurité civile un instrument juridique opérationnel et simple d’emploi », au risque de contourner les exigences liées au droit pénal et aux restrictions aux droits fondamentaux que les actes de procédure pénale sont susceptibles de provoquer, pour offrir à l’autorité administrative une place nouvelle plus importante. Or ce code n’a cessé d’être alimenté depuis.

La peur entretenue à la suite des attentats perpétrés à Paris et à Saint-Denis dans la soirée du 13 novembre 2015, a permis au gouvernement non seulement de décréter l’état d’urgence lors d’un Conseil des ministres réuni dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre 2015, mais encore de le prolonger six fois par la voie parlementaire. En outre, cet état d’urgence devenu quasiment permanent n’a pas réellement pris fin le 1er novembre 2017 alors qu’est entrée en vigueur la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Cette loi a, en effet, pour objet affiché de se substituer à la législation d’exception que représente l’état d’urgence. En fait de substitution, elle en installe les mécanismes de manière permanente dans notre droit.

L’analyse de chaque mesure aboutit aux mêmes conclusions. L’exemple d’une mesure telle l’assignation à résidence est illustrative des mécanismes mis en œuvre. Ils constituent des mesures administratives répressives, consistant à soumettre à des mesures privatives ou restrictives de libertés des personnes auxquelles aucune infraction pénale n’est reprochée et ce en outre, à partir de critères imprécis. Ainsi, la disposition qui touche la personne « qui entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme » vise de manière disproportionnée l’entourage de personnes ou même d’organisations sur la base d’activités qui ne relèvent pas uniquement de la participation à des actes de terrorisme mais aussi de l’incitation ou de la facilitation, deux notions très vagues, dont nul ne sait sur quelle base elle pourrait être établie. La notion de relation habituelle est en outre ici exclusive d’une manifestation quelconque d’adhésion, encore moins d’une action à caractère terroriste. De même, les perquisitions ont pour objectif l’accumulation de données informatiques hors des procédures judiciaires et d’ainsi faciliter la surveillance de personnes contre lesquelles aucune procédure judiciaire n’a été ouverte. Les « périmètres de protection », en réalité des périmètres de surveillance, comportent des mesures de contrôle d’identité et de fouilles pouvant être ordonnées par les préfets. Ces textes organisent une évolution radicale de la police administrative. De manière particulièrement inquiétante, celle-ci voit son champ d’intervention étendu vers un trouble toujours plus virtuel, résidant dans la personne censée le causer plus que dans la caractérisation, d’un fait.

Outre les atteintes graves aux principes fondamentaux, ces mesures dites administratives peuvent entraîner la constitution d’une infraction que l’on pourrait appeler « pénalo-administrative ». En effet, l’article L 228-6 du code de la sécurité intérieure prévoit une peine de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour tout manquement à l’une des mesures administratives prononcées. Alors que rien ne permet de retenir une quelconque infraction pénale (même préparatoire), la mesure administrative crée les conditions de la commission d’un délit et ouvre la voie à une incarcération des personnes qui n’auraient pas respecté l’une de ces mesures.

Les conditions de recours aux mesures de l’état d’urgence et celles de la loi relèvent de la même logique administrative et préventive. Ce qui est en cause n’est pas un acte positif d’infraction à la loi pénale, mais un comportement, une attitude, une simple relation habituelle ou une adhésion privée.

Le problème réside dans le caractère extrêmement vague des critères permettant de recourir à ces mesures, mais également dans les modes de preuves qui seront rapportées par l’administration. En outre l’hybridation administrativo-pénale à l’œuvre participe du brouillage des principes qui assuraient le respect du droit à la sûreté. Comme le relève Madame Christine Lazerges « On peut parler de dédoublement de la procédure pénale, avec l’instauration d’une procédure pénale ‘bis’ » Or, ces mesures sont susceptibles de s’appliquer à tout citoyen, particulièrement à ceux dont il sera décrété par le pouvoir en place qu’ils peuvent mettre en danger (puisque désormais une potentialité suffit) l’ordre établi, qu’on a pris l’habitude d’appeler l’« ordre républicain ».

Ces textes prétendent réduire leur cible à ce que l’on nomme sans savoir définir qui ils les « terroristes ». Or Il a été démontré que l’état d’urgence ne constitue aucunement une mesure efficace pour prévenir des actes de terrorisme. Il a également été justement souligné que les moyens de le combattre existaient dans le cadre de la loi et de la procédure pénale.

L’exemple des quelques quatre-mille-cinq-cents perquisitions administratives, qui n’ont abouti à l’ouverture que de trente procédures en matière antiterroriste, est connu de tous. Il a été relevé par le Syndicat de la magistrature qu’il peut en être déduit qu’une bonne part de ces perquisitions a été détournée de son objectif initial, s’adressant à des personnes étrangères à toute question de terrorisme. Les militants politiques et syndicaux ont connu les assignations à résidence et les interdictions de séjour, lors de la COP 21 ou de la mobilisation contre la loi travail. Près de 35 personnes sont encore assignées aujourd’hui, dont plusieurs depuis plus d’un an, sans qu’aucun indice grave ou concordant d’une des nombreuses infractions terroristes (de préparation ou de soutien) n’ait été réuni contre les personnes concernées.

Madame Mireille Delmas-Marty prévenait, dans une tribune intitulée « De l’état d’urgence au despotisme doux », au moment de la discussion de la loi : « Certes, la prévention est nécessaire et doit être renforcée face aux fureurs terroristes, mais la séparer de la punition pour en faire un objectif répressif en soi marque une rupture, conduisant d’une société de responsabilité à une société de suspicion. En séparant la dangerosité de toute culpabilité, et en détachant les mesures coercitives de toute punition, cette réécriture sécuritaire du droit administratif, comme du droit pénal, risque de remettre en cause la notion proprement humaine de responsabilité au profit d’une dangerosité qui effacerait peu à peu les frontières entre les humains et les non-humains, et ferait disparaître la présomption d’innocence. On en viendrait, selon un processus qui ressemble à une déshumanisation, par retirer de la communauté humaine les individus suspects, comme on retire des produits dangereux du marché. »

Par les temps qui courent, les produits dangereux pourraient bien être tous ceux qui protestent contre la politique qu’ils subissent. Au demeurant, l’actuel gouvernement vient de leur montrer qu’il ne les oublie pas. En effet, le nombre considérable de comparutions devant les tribunaux depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », et celui, non moins considérable, de condamnations de prétendus « casseurs » montre que notre droit pénal n’est pas en mal d’incriminations pour poursuivre et punir les casseurs. Pourtant, à la manière des années 70, à coup d’images choc et de déclarations tonitruantes, le gouvernement vient de faire voter une nouvelle loi « anticasseurs », dont le Président de la République soumet un certain nombre de dispositions au Conseil constitutionnel dans la foulée. Nous sommes en plein cirque politique et l’effet communicationnel du droit bat son plein.

Trois dispositions étaient particulièrement contestées. D’une part, l’interdiction préventive de manifester à toute personne qui « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Les préfets pourront, selon les cas, interdire aux personnes concernées de manifester sur l’ensemble du territoire et pour une durée allant jusqu’à un mois. Certes, cette interdiction peut être contestée, mais il a été souligné par le barreau de Paris que l’arrêté d’interdiction préventive de manifester peut être notifié « au plus tard quarante-huit heures » avant la manifestation, ou même sans aucun délai, voire au cours de la manifestation, en cas de manifestation non déclarée par ses organisateurs, ou en cas de déclaration tardive.

Ce dispositif ne laisse ainsi aucune possibilité à la personne qui se verrait notifier une telle interdiction de saisir le juge des référés pour en contester le bienfondé. En effet, le juge des référés administratif doit disposer, en matière de liberté fondamentale, d’un délai de quarante-huit heures pour statuer (article L 521-2 du code de justice administrative). L’interdiction immédiatement exécutoire ne pourrait donc être examinée par un juge en temps utile. Plus encore, si l’arrêté d’interdiction est notifié à l’intéressé au cours de la manifestation, la personne sous le coup d’une interdiction, se trouvera aussitôt en situation de violation de cette interdiction, sans pouvoir saisir le juge pour contester l’arrêté, qui, notifié en cours de manifestation, le place en situation de commettre l’infraction pénale… ! Il s’agit d’une atteinte majeure au droit à un recours effectif devant un juge et au principe de légalité des peines.

La loi prévoit, encore en son article 6 que constitue un délit le fait de « dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime » au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation, sur la voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis. Le texte fait dépendre l’existence du délit d’une circonstance aléatoire, indépendante de la volonté de l’intéressé, c’est-à-dire l’existence de troubles à l’ordre public, commis lors de la manifestation. Ensuite, le dispositif fait appel à la notion de « dissimulation volontaire » de tout ou partie de visage, sans motif légitime, ce qui permet de présumer que la dissimulation du visage est illégitime. C’est donc, par une inversion de la charge de la preuve, à l’intéressé de prouver la légitimité de son accoutrement. Il est ainsi créé une présomption de culpabilité de toute personne qui, aux abords immédiats d’une manifestation, dissimulerait une partie de son visage, pour une raison dont elle ne pourrait démontrer qu’elle est légitime, en contradiction notamment avec le principe de présomption d’innocence.

De sérieux doutes sont permis sur la constitutionnalité de telles mesures. Des recours sont déjà annoncés devant le Conseil constitutionnel. Il n’est donc guère étonnant que Monsieur Macron ait pris les devants de la saisine du Conseil. Cependant, il n’ignore pas que, quel que soit le sort constitutionnel de ces dispositions, nous avons vu que le code de la sécurité intérieure donne déjà les armes nécessaires aux pouvoir en place pour entraver toute contestation.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le droit pénal est, de longue date, largement utilisé par le patronat, soutenu par un parquet très zélé et des Tribunaux à la condamnation proportionnée à la place occupée dans la société. Il espère ainsi faire taire les protestataires et diffuser la crainte de la répression chez ceux qui n’ont pas encore bougé. Les exemples récents sont nombreux. Deux affaires illustrant le procédé utilisé par les patrons sont actuellement pendantes devant la Cour d’appel de Versailles. L’une concerne le secrétaire du syndicat CGT de PSA Poissy, qui, à la veille de l’annonce d’une rupture conventionnelle collective fortement contestée dans la mesure où elle devait toucher deux mille personnes, a été poursuivi et condamné à six mois de prison avec sursis pour avoir prétendument blessé un cadre à la main droite, lequel retravaillait avec ses deux mains dès le lendemain matin. Dans l’autre, neuf salariés adhérents de la CGT, dont huit délégués, ont été condamnés à des peines de prison avec sursis ainsi que des amendes, pour avoir « séquestré » un petit chef durant dix-sept minutes. En réalité, suivant en cela la tradition ouvrière, ils étaient « montés au bureau » en délégation pour poser la question des conditions de retour d’arrêt de travail pour cause de maladie, toujours problématique chez PSA comme dans l’industrie en général. Les directions tentent en effet de dissuader leurs salariés de s’arrêter lorsqu’ils sont malades. Or, la méthode de dissuasion consiste en général à réprimer le salarié à son retour. Chez PSA, la CGT s’applique à dénoncer systématiquement ces méthodes qu’elle considère comme particulièrement violentes à l’égard des salariés. La réponse de la direction a été celle de la poursuite pénale.

Une réflexion de Georges Sorel permet de situer assez exactement, en fonction de leur utilité sociale, le sens véritable qui doit être donné aux mots : « Tantôt on emploie les termes force et violence en parlant des actes d’autorité, tantôt en parlant des actes de révolte. Il est clair que les deux cas donnent lieu à des conséquences fort différentes. Je suis d’avis qu’il faudrait réserver le terme de violence pour la deuxième acception ; nous dirions donc que la force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre » C’est pourquoi les actes de contestation sont systématiquement qualifiés de violents dans le discours dominant en général et dans le discours patronal en particulier.

Pour renverser cet ordre, il faut donc faire de la politique comme l’écrivait si bien Daniel Bensaïd, lorsqu’elle est : « Un art du conflit, une organisation du rapport social conflictuel dans l’espace et dans le temps. Un art de faire de bouger les lignes (de modifier les rapports de forces) et de briser la ligne du temps. ».

II MOBILISER LE DROIT PENAL CONTRE LA VIOLENCE PATRONALE

Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen issue de la révolution de 1789, le droit de propriété est un droit fondamental et depuis l’édiction du code napoléonien, il fonde l’ensemble des institutions. Le droit du travail s’est inscrit dans cette prééminence du droit de propriété : c’est d’abord un droit du propriétaire. Il s’en déduit que par principe le pouvoir appartient à l’employeur et par exception des limites sont apportées à ce pouvoir. C’est la conception promue par certains arrêts comme le fameux arrêt dit « des pointeuses » au profit de la société Carrefour le 13 juillet 2004. Cet arrêt reconnaît l’existence du "pouvoir de direction" de l’employeur et il affirme simultanément qu’au travers de la liberté d’entreprendre, ce pouvoir a valeur de droit fondamental. Si elle n’est pas toujours aussi radicale dans sa position face au pouvoir de l’employeur, la Cour de cassation veille néanmoins au respect du principe de la non-immixtion du juge dans le pouvoir de direction et de gestion de l’employeur.

Le principe de subordination qui découle de cette conception de la relation entre l’employeur et le salarié crée une situation d’asymétrie irréductible, dès lors qu’elle n’est pas compensée par la force d’une organisation collective des travailleurs. Or comme l’a montré Michel Foucault, la violence naît précisément à partir du moment où, dans un jeu de pouvoir déterminé, l’asymétrie est si forte qu’il n’y a pas de réciprocité possible. Dans nos temps de pouvoir syndical affaibli et de défaut d’organisation collective, la novlangue sur le dialogue social ne peut dissimuler le degré de violence qui règne effectivement dans le monde du travail à l’encontre des salariés. Il existe pourtant des droits qui permettent de se battre, notamment un droit pénal du travail, dont il serait urgent de se servir, en attendant d’être à nouveau en mesure de combattre cette violence par un rapport de force plus favorable.

Si le droit pénal est fréquemment actionné contre eux, il n’est guère aisé pour les travailleurs de l’utiliser pour se défendre. Cela tient en grande partie à une organisation judiciaire tournée expressément vers une défense de la société, mais il s’agit de la société visant à préserver l’ordre de domination établi.

1) Les travailleurs doivent lutter contre une politique pénale qui ne leur est pas favorable

En sa qualité de gardien de principe de l’ordre public, le procureur de la République se voit attribuer le pouvoir de déclencher l’action public. Il reçoit les plaintes et dénonciations ainsi que les renseignements, procès-verbaux et actes relatifs aux crimes et délits, par les autorités de police ou autres agents de l’Etat, tels que les inspecteurs du travail, qui sont tenus de l’informer. Il apprécie librement la suite à leur donner. Ce pouvoir d’appréciation relève de ce qui est connu en droit français comme le principe d’opportunité des poursuites. C’est dans ces conditions qu’il fait le choix, sans avoir à le motiver, de déclencher l’action publique ou de classer sans suite, sa décision étant insusceptible de recours. De manière un peu schématique, on pourrait dire que la poursuite pénale, c’est d’abord le parquet.

Cette affirmation n’est pas totalement exacte, puisque le Code de procédure pénale ouvre à la victime d’une infraction la possibilité de mettre en mouvement l’action publique, par la voie de la citation directe. Cependant, la victime est limitée dans son intervention devant la justice. Si son action met effectivement en mouvement l’action publique, que nul ne peut arrêter, elle ne peut solliciter du Tribunal que la reconnaissance de la culpabilité du prévenu et l’octroi d’une indemnité. Agissant en sa seule qualité de personne privée, elle ne bénéficie de cette possibilité d’activer l’action pénale que pour demander réparation du préjudice qu’elle a subi du fait de l’infraction. Seul le Ministère public peut réclamer une peine. En outre, lorsque l’action de la partie civile n’est pas jointe à celle du ministère public, le tribunal correctionnel fixe, en fonction de ses ressources, le montant d’une consignation que celle-ci doit déposer au greffe, ainsi que le délai dans lequel elle devra être faite sous peine de non-recevabilité de la citation directe, si toutefois elle n’a pas obtenu l’aide juridictionnelle (il faut gagner moins de 1031 euros par mois pour y avoir droit). Cette consignation garantit le paiement de l’amende civile susceptible d’être prononcée en cas de relaxe du prévenu, laquelle peut aller jusqu’à 15000 euros. Enfin, en cas de relaxe de la personne poursuivie, elle ne peut interjeter appel que sur les intérêts civils.

Si, la constitution de partie civile sur une poursuite du parquet est aujourd’hui favorisée , la simple lecture des textes permet de comprendre que la partie n’est guère facile pour la victime d’une infraction, lorsque le parquet n’est pas décidé à la poursuivre. Par ailleurs, il n’est pas indifférent de préciser que les Tribunaux n’ont pas la même réception du dossier lorsque l’action de la partie civile n’est pas jointe à celle du ministère public.

S’agissant des liens du parquet avec le pouvoir politique, Daniel Ludet, alors avocat-général à la Cour d’appel de Paris ne craignait pas d’expliquer en 2003, que la question de l’indépendance du parquet était apparue de façon conjoncturelle, dans les années 1990, à la faveur de ce que l’on appelait les « affaires » : « Oui, les responsables politiques ont été mis dans l’embarras au moment des « affaires », période pendant laquelle certains dénonçaient l’intervention du pouvoir politique par le biais du parquet. Tout le monde y est allé du sien. On se souvient de l’hélicoptère envoyé dans l’Himalaya, mais aussi, concernant la gauche, l’affaire URBA, au début des années 1990. Le garde des Sceaux de l’époque a assumé une absence de neutralité dans ses relations avec le parquet concernant ces procédures. Ici, on peut renvoyer les pratiques gouvernementales de la gauche et la droite dos à dos, et rappeler que les critiques ont toujours beau jeu lorsqu’on est dans l’opposition. »

Pourtant, le Conseil constitutionnel a bien voulu déduire du seul fait que les magistrats du parquet appartiennent à l’autorité judiciaire, qu’il découlerait un principe selon lequel ils doivent exercer librement leur action devant les juridictions, en recherchant la protection des intérêts de la société. Néanmoins, aux termes de l’article 30 du Code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi du 25 juillet 2013, si le ministre de la justice ne peut désormais adresser aucune instruction dans des affaires individuelles aux magistrats du ministère public, il leur transmet, en toute légitimité, des instructions générales. En outre, si la plume est serve, la parole du ministère public reste libre à l’audience.

Le statut du parquet est le serpent de mer de la justice. Chaque majorité réaffirme sa volonté de renforcer les gages d’impartialité de ces magistrats. Madame Béloubet n’a pas manqué à la tradition. Cependant, dans son discours de la rentrée solennelle de la Cour de cassation du 15 janvier 2018, le Président de la République a rappelé que la politique pénale devait continuer à être définie par le garde des sceaux, précisant que, selon lui, une complète indépendance du « Parquet à la française » serait déconnectée de toute légitimité démocratique. Au demeurant, les orientations nationales présentées dans la dernière circulaire de politique pénale traduisent la volonté de valoriser la place du ministère public. C’est ainsi que, dès ses premières lignes, la circulaire indique qu’« il appartient au garde des Sceaux de conduire la politique pénale déterminée par le gouvernement en adressant des instructions générales aux magistrats du ministère public. Ce lien hiérarchique, dont la conformité à la Constitution a été réaffirmée, s’articule avec les missions confiées aux procureurs généraux qui précisent et adaptent les instructions de politique pénale aux spécificités des ressorts régionaux et qui coordonnent leur déclinaison locale. Dans cette organisation du ministère public, la conduite impartiale de l’action publique par les procureurs de la République dans les affaires individuelles est garantie tout en préservant la mise en œuvre cohérente de la politique pénale nationale déclinée localement ».

Certes, depuis plusieurs années, les magistrats du parquet sont nommés après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), afin d’éviter que ces nominations soient suspectées de reposer sur des considérations politiques. Cependant, la Constitution et l’ordonnance du 22 décembre 1958 ne l’imposent pas, puisqu’elles ne prévoient actuellement qu’un avis simple du CSM. Il n’est pas indifférent qu’au sujet des sanctions disciplinaires, le traitement des magistrats du parquet ne soit toujours pas aligné sur celui des magistrats du siège. Dans le cas contraire, le CSM statuerait comme instance de discipline et ne se contenterait plus de transmettre un avis simple au garde des sceaux. Même si cela advenait, il faudrait encore la garantie que le CSM soit une véritable autorité indépendante, ce qui n’a rien d’évident.

Une réforme apparaît pourtant indispensable à l’aune des exigences conventionnelles. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme refuse d’assimiler le ministère public français à une véritable autorité judiciaire au sens de l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui garantit le droit à la liberté et à la sûreté. La Cour de cassation, elle-même a été ainsi conduite à reconnaître que le ministère public n’était pas une autorité judiciaire au sens de l’article 5, § 3 de la Convention européenne des droits de l’homme car il ne présente pas les garanties d’indépendance et d’impartialité requises par ce texte et qu’il est partie poursuivante.

En outre, il ne peut être oublié que les liens du parquet avec le gouvernement sont tout bonnement hiérarchiques, comme en atteste la circulaire de l’actuel garde des sceaux, laquelle ne se différencie en rien de ses prédécesseurs : « il appartient au garde des Sceaux de conduire la politique pénale déterminée par le gouvernement en adressant des instructions générales aux magistrats du ministère public. »

Le Ministère de la justice oriente donc, en fonction des choix du gouvernement, la politique pénale déclinée localement par les parquets. Il ne faut donc guère s’étonner si certaines infractions sont poursuivies avec plus de rigueur et de célérité que d’autres. Sur ce point, le praticien défenseur des salariés en droit du travail ne manque pas d’éléments de comparaison. L’exemple de l’accident mortel d’un salarié intérimaire d’origine sénégalaise qui, le 12 août 2014, s’est écrasé au sol après une chute de douze mètres de haut, alors qu’il travaillait dans l’entreprise Renault pour son sous-traitant Asten dans des conditions de sécurité telles qu’elles ont entraîné la condamnation des sociétés Renault et Asten par un jugement du Tribunal correctionnel de Versailles le 22 mai 2018, est illustratif de la longueur de ce type de procédures. L’affaire n’a en effet été examinée par la juridiction que le 27 mars 2018, c’est-à-dire quatre ans après la mort du travailleur et parce que le syndicat CGT de l’établissement avait œuvré sans relâche pour la poursuite. Cet exemple peut être comparé avec la situation déjà évoquée du secrétaire du Syndicat et des délégués CGT de l’établissement de PSA Poissy poursuivis pour des faits prétendus de violence et de séquestration. Alors que pour le premier les faits prétendus auraient eu lieu le 27 septembre 2016, l’audience se tenait le 23 juin 2017, c’est-à-dire neuf mois plus tard et il se retrouvait condamné moins d’un mois après, le 7 juillet suivant. S’agissant des neuf délégués, alors que les faits prétendus auraient eu lieu le 17 février 2017, l’audience se tenait le 16 novembre 2017, c’est-à-dire neuf mois plus tard et ils se retrouvaient condamnés un mois après, le 20 décembre suivant. Il faut ajouter que les neuf salariés étaient mis en garde à vue aussitôt la plainte déposée, pour être immédiatement renvoyés devant le Tribunal correctionnel. Personne, a fortiori aucun dirigeant de chez Renault ou chez Asten, dont le Tribunal correctionnel a jugé qu’elles avaient commis des infractions ayant entraîné la mort d’un homme, n’a connu un instant de garde à vue. Toutes ces affaires ont fait l’objet d’un appel. L’audience d’appel est fixée pour les syndicalistes, mais nous restons dans l’attente d’une fixation de celle des sociétés Renault et Asten. Or, toutes ces dates dépendent du parquet.

Cette description pourrait apparaître caricaturale. Elle est simplement exacte. Ces faits bruts traduisent la différence de traitement de la violence dans la politique pénale, selon qu’elle est imputée aux patrons ou aux travailleurs. Nous savons qu’ils sont le reflet du rapport économique et social de domination des uns sur les autres.

C’est ce rapport qu’il faudrait parvenir à inverser pour que la peur change de camp, afin que les dominés puissent prendre conscience de l’inversion possible du rapport de force et de la conquête d’un droit égal à la protection contre la violence.

Gérard Lyon-Caen aimait à écrire que le droit du travail est une « technique réversible » . Cette acception du droit du travail peut être entendue comme direction à suivre. Il est possible d’inverser l’utilisation du droit. Il peut être subverti pour la défense des travailleurs. Il s’agit là d’une bien modeste contribution à la lutte, mais elle peut s’ajouter aux autres modes de combat.

3) Des moyens pour agir

Certes la partie semble difficile, mais il est des domaines où, en se battant pied à pied, les droits des salariés ont pu triompher.

C’est en se battant pour le respect de la liberté d’expression que la secrétaire générale de la CGT Martinique a eu gain de cause contre les békés.

Au début de l’année 2009 une grève générale débutait aux Antilles françaises, en Guadeloupe le 20 janvier, à l’initiative du LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon), puis à la Martinique à partir du 5 février, sous l’impulsion du Collectif du 5 février (K5F). Il s’agissait d’une « grève contre la vie chère », pour une baisse des prix des produits et services de première nécessité et pour une revalorisation des bas salaires. La vie économique et sociale fut paralysée environ un mois et demi dans toutes les Antilles. A la Martinique, la grève n’a cessé que le 5 mars 2009 avec la signature de protocoles d’accord actant des acquis significatifs. Cette grève fut d’une ampleur inégalée par rapport aux mouvements récents, que ce soit aux Antilles ou ailleurs et a fait trembler les employeurs locaux. Elle a mis en cause le pouvoir des békés, et semé la crainte jusque dans le gouvernement Fillon et le patronat français. Ghislaine Joachim-Arnaud, personnalité syndicale et politique connue de la Martinique fut l’une des principales organisatrices de ce mouvement, en sa qualité de secrétaire générale de la Confédération Générale du Travail Martinique (CGT Martinique) et membre du collectif du 5 février « K5F ».

C’est à ce titre qu’elle était invitée le 22 mars 2009 à l’émission « Le Club » par la chaîne Antillaise ATV. Au cours de l’émission, Ghislaine exprimait la position de son syndicat et plus largement celle du collectif sur les évènements qui venaient d’avoir lieu en Martinique. Au cours de l’interview, elle rappelait avec force que la lutte engagée constituait un affrontement de classes, les travailleurs exploités s’insurgeant contre la classe dominante au plan économique. Cet affrontement, son syndicat, comme l’ensemble du collectif, l’avait voulu non violent était exclusif de toute notion de racisme. A la fin de l’émission Ghislaine signait le livre d’or de la chaîne, y inscrivant la phrase scandée durant trente-huit jours par les manifestants martiniquais : « Matinik sé ta nou, sé pa ta yo. An band bétché pwofitè, volè », ajoutant « nou ké fouté yo déwô ! » (La Martinique est à nous, pas à eux. Une bande de békés profiteurs et voleurs, nous allons les foutre dehors) Aux Antilles, les békés sont les possédants de l’île, héritiers le plus souvent des colons français qui y ont fait fortune. Ils exercent sur l’île une véritable domination économique et voulaient faire oublier cette grève le plus rapidement possible, afin de continuer à profiter en paix. Il fallait donc faire taire cette femme, dont la combativité et le courage risquaient d’être contagieux et surtout faire peur à ceux qui seraient tentés de l’imiter. Ils déposaient donc une plainte contre elle pour incitation à la haine raciale.

Ainsi, le patronat local n’hésitait pas à faire poursuivre une descendante des Africains noirs amenés sur l’île de la Martinique pour être vendus comme esclaves pour des actes prétendument racistes exercés à l’encontre des descendants des esclavagistes qui achetaient et vendaient ces hommes, ces femmes et ces enfants comme du bétail.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, le parquet a poursuivi la syndicaliste et le Tribunal correctionnel l’a condamnée. Cependant, la bagarre menée autour de Ghislaine Joachim-Arnaud par les travailleurs de l’île et la CGT dans son ensemble pour la liberté d’expression a triomphé.

Dans son arrêt du 3 mai 2012, la Cour d’appel de Fort de France retenait en effet que « le propos incriminé a eu principalement pour cible un groupe de personnes déterminé à raison de son statut social et de son activité professionnelle (une bande de patrons békés, profiteurs et voleurs) et que la volonté de la prévenue, secrétaire générale d’un important syndicat, était de stigmatiser une caste privilégiée en Martinique, quelle que soit sa race ».

L’affaire de Ghislaine Joachim-Arnaud est particulièrement illustrative du caractère réversible du droit. Les békés racistes et cumulards avaient utilisé un droit en principe édicté pour combattre le racisme pour bâillonner la contestation. La réalité du débat a été rétablie par une défense fondée sur la liberté d’expression, en tant que liberté fondamentale.

Dans bien d’autres occasions, les travailleurs ont su donner des coups de boutoir dans la forteresse du pouvoir patronal. Ainsi, lorsque Moulinex, Renault ou Servair prétendait licencier des salariés pour fait de grève, les employeurs en ont été empêchés par la revendication devant les tribunaux de ce droit à valeur constitutionnelle . Il s’agissait encore de défendre les libertés individuelles et collectives. En effet le libre exercice du droit de grève constitue également une liberté fondamentale en vertu de l’’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Si la Charte adoptée le 7 décembre 2000 par l’Union européenne n’est qu’une simple déclaration de droits , le traité de Lisbonne de 2007 lui donne une valeur juridiquement contraignante en la mentionnant en son article 6. La charte dispose alors de la même valeur juridique que les traités. Malgré son apparence légèrement pompeuse, ce droit peut être mobilisé avec succès, comme nous avons pu l’expérimenter dans les affaires citées ci-dessus. La grève étant la meilleure arme des travailleurs pour inverser le rapport de force, ce combat est essentiel. Et nous avons pu vérifier à maintes reprises le fait qu’il peut être victorieux.

Cependant, au-delà de la bagarre judicaire, voire pour la soutenir, les organisations syndicales peuvent s’appuyer sur certaines institutions destinées à la protection des droits des travailleurs, telle l’inspection du travail, dont la mission consiste à contribuer à l’effectivité de la loi. L’inspection existe en tant qu’institution, dans son acception presque actuelle, c’est-à-dire composée de fonctionnaires recrutés sur concours depuis la loi du 2 novembre 1892.

Outre le contrôle et bien souvent dans le cadre même de ce contrôle du respect de la règlementation, l’inspection du travail se trouve, comme les syndicalistes, confrontée à des situations particulièrement graves, dans lesquelles elle remplit une mission essentielle de protection des travailleurs les plus exploités, ceux qui sont souvent les plus exposés à la violence patronale. Comme les défenseurs des travailleurs, ils fondent alors leur action sur les droits et libertés fondamentaux. Ils peuvent alors constituer un appui considérable, d’autant que le contrôle passe par une présence dans les entreprises, à laquelle l’employeur ne peut s’opposer au risque de commettre le délit d’obstacle. Le rôle de l’inspection dans le domaine de la santé et la sécurité au travail peut être important.

Certains inspecteurs ont joué un rôle déterminant, notamment dans la bataille de l’amiante. C’est en effet un inspecteur du travail du Calvados, Étienne Auribault, qui a mis en évidence les risques liés à l’utilisation de l’amiante dès 1906 à travers la publication d’un article dans le Bulletin de l’inspection du travail.

L’amiante est une de ces batailles qui montrent que, s’il n’est guère facile pour les travailleurs de faire valoir leurs droits, la force des principes qui animent ceux qui ont décidé de ne pas se soumettre finit toujours par être plus puissante que les puissants eux-mêmes.

Les nombreuses propriétés de l’amiante, ses qualités d’isolant thermique et acoustique alliées à un faible coût expliquent son succès industriel. Son exploitation a entraîné l’exposition fréquente de milliers de travailleurs à ces produits cancérogènes en milieu professionnel. La nocivité de l’amiante était connue depuis le début du vingtième siècle. Malgré l’ampleur de ce problème de santé publique, il aura fallu un siècle pour que l’utilisation de l’amiante soit interdite en France.

En outre, si l’on sait de longue date que les salariés des entreprises qui la fabriquent ou l’utilisent ont pu contracter des asbestoses, des cancers du poumon ou des mésothéliomes, il faudra attendre les années 80, pour qu’aboutissent les actions en vue de leur indemnisation. Cette lenteur ne tenait pas à la difficulté pour mettre à jour la réalité scientifique, mais était due à la présence d’une structure de lobbying initiée par le patronat, avec la complicité de l’Etat, de certains scientifiques et même des syndicats, lesquels se compromettaient sur fond de crainte pour l’emploi. Cette structure que les parlementaires chargés de la mission d’information du Sénat sur l’amiante mise en place en 2005 décrivaient comme "un modèle de lobbying, de communication et de manipulation a su exploiter, en l’absence de l’Etat, de pseudo-incertitudes scientifiques ".

Dans ce domaine, la manipulation patronale aura été particulièrement active et efficace, mais certains syndicats ainsi que des associations se battent et si elles n’ont pas gagné la guerre, elles ont gagné quelques batailles importantes.

Pour les préjudices du passé, l’indemnisation des victimes a été assurée par la création d’un « fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante » (FIVA) et lorsque la responsabilité des employeurs avait été engagée sur le fondement d’une faute inexcusable, la loi du 23 décembre 1998 a mutualisé la réparation pour les personnes exposées entre 1947 et 1998. Cependant, si la réparation a été assurée, elle a été en partie traitée par un appel à la solidarité nationale. C’était une manière de reconnaître la responsabilité de l’État et des employeurs. Mais cela contribuait aussi à diluer dans une responsabilité collective la responsabilité individuelle des employeurs, ce qui aurait pu justifier que leurs auteurs en répondent personnellement.

Aujourd’hui la question de l’indemnisation s’est déplacée sur le terrain de la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété, lequel est admis depuis 2010. Cependant durant presqu’une décennie, tout en continuant à indemniser les victimes, la Cour de cassation encadrait ce préjudice et limitait ainsi la réparation, notamment en prévoyant que le préjudice d’anxiété est réservé aux seuls travailleurs employés dans un établissement classé ACAATA.

Cependant, au moment de mettre en ligne cette contribution, nous apprenons que le 5 avril 2019, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a procédé à un revirement de sa jurisprudence et posé que, désormais, le préjudice d’anxiété peut être invoqué par tout salarié justifiant d’une exposition générant un risque élevé de développer une maladie grave, même s’il n’a pas travaillé dans établissement classé ACAATA, précisant qu’« il y a lieu d’admettre, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité ».

Cette nouvelle avancée est le fruit de la mobilisation des travailleurs, qui ont continué à se battre sans relâche.

Néanmoins, compte tenu de la durée, parfois très longue, entre le moment de l’exposition et la survenance de la maladie, la perspective de la sanction civile est très atténuée pour l’employeur. En outre et comme le relevait Jean-Paul Teissonière « la démarche d’indemnisation a des limites. Au travers des systèmes de sécurité sociale ou s’assurances individuelles, on a assisté à une sorte de mutualisation des risques professionnels, nécessaire, mais qui peut être perverse, car peut entraîner une déresponsabilisation des acteurs industriels », ce qui fait que la catastrophe sanitaire qu’est l’amiante peut « devenir un drame indolore pour les responsables ». Il faut donc, comme le soulignait encore le grand avocat, faire appel au droit pénal et tenter d’obtenir des « sanctions exemplaires ».

Sur le plan pénal, un important travail reste à faire. Des plaintes ont été déposées depuis 1996, mais à ce jour, aucun procès pénal n’a encore abouti en France. Une jurisprudence abondante confirme l’apparente difficulté des juges dans la recherche de la responsabilité pénale de faits anciens et dont le lien de causalité (que le droit pénal veut direct et étroit) entre les fautes commises et leurs conséquences permet aux responsables de tant de morts d’échapper à toute condamnation. Cependant, l’obstination de ceux qui continuent de se battre nous donne l’occasion de penser que des condamnations seront enfin rendues possibles. En effet, après vingt années de procédure, la Cour de cassation a récemment confirmé l’arrêt de condamnation d’une société et son directeur pour mise en danger de la vie d’autrui. La structure de l’incrimination a permis à la Chambre criminelle, pour caractériser l’infraction de la mise en danger de la vie d’autrui en matière d’amiante, de retenir que l’adjectif immédiat employé par le texte pénal ne se rapporte pas à la mort ou aux blessures, mais a trait au lien de causalité entre, d’une part, la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité et, d’autre part, le risque de mort ou de blessures. Ce fondement permet une anticipation. Il n’est ainsi pas nécessaire d’attendre que le risque soit réalisé pour agir, l’existence du risque suffisant.

Si la bataille de l’amiante n’est pas totalement gagnée, elle constitue un exemple plein d’enseignements. Elle témoigne de la difficulté à mobiliser le droit pénal pour la défense des travailleurs, mais également de la ténacité de ceux qui luttant sans relâche, ont réussi à ce que se tienne le procès, la tribune sans laquelle l’amiante continuerait à tuer en silence.

Les quelques exemples ci-dessus montrent que le droit pénal, comme le droit du travail peut être une « technique réversible ».

ci-joint en annexe le même article au format .PDF (Adobe Acrobat Reader) comprenant toutes les références.

Quels sont les véritables fauteurs de violence dans l’entreprise ? (Une question en suspens dans le procès pénal)

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