Chronique ouvrière

Interview de Karl GHAZI, secrétaire général de l’US CGT Commerce de Paris : Salaires de misère. Salariés "volontaires" pour travailler le dimanche ou/et la nuit ?

vendredi 18 octobre 2013

Chronique Ouvrière : Peux-tu présenter le CLIC-P et les actions qu’il a menées contre le travail de nuit et le travail dominical ? Cette démarche intersyndicale te paraît-elle porteuse d’avenir ?

Karl GHAZI : Le Clic-P est né en février 2010, quelques mois après le vote de la loi Mallié (août 2009), de la prise de conscience que la détérioration rapide des conditions des salariés du commerce ne pouvait être enrayée sans une action intersyndicale. Plus que d’autres, le secteur du commerce est en effet marqué par la difficulté pour les organisations syndicales de s’y implanter : les statuts (sous-traitance), les horaires (temps partiel, horaires décalés), les rémunérations (individualisation des salaires et primes), les lieux de travail (établissements multiples), tout y est éclaté, rendant l’action collective encore plus difficile dans un contexte de forte répression.
Il est rapidement apparu, lors d’assemblées générales intersyndicales, que nous avions un socle solide de revendications partagées : contre le travail nocturne, dominical et les jours fériés, le temps partiel imposé et pour des augmentations générales de salaire de 200€ pour tous.
C’est cette unité sur les revendications qui a permis d’en faire une intersyndicale pérenne, certes initiée par « en haut » (les dirigeants des organisations parisiennes du commerce), mais plébiscitée par « en bas » lors des assemblées générales.
Cette pérennité est une condition sine qua non de la réussite de notre action, le combat que nous menons étant particulièrement ambitieux.
Cette démarche n’a pas pour but, ni même pour moyen d’action principal, l’action judiciaire, contrairement à l’image du Clic-P véhiculée par les media. Elle veut s’appuyer sur le rapport de forces et le Clic-P a déjà organisé deux manifestations de rues en juin 2010 et novembre 2012, beaucoup plus fréquentées mais moins médiatisées que les « manifestations de salariés volontaires pour travailler la nuit et le dimanche ».
L’ancrage parmi les salariés qui sont toujours demandeurs d’actions unitaires, les différents succès engrangés et surtout la violence et la virulence de la réaction patronale et médiatique me font dire que nous avons visé juste.

Chronique Ouvrière : Le CLIC-P a fait le 25 septembre un communiqué indiquant qu’il avait demandé l’organisation d’une négociation qui réunirait tous les « acteurs » concernés par l’ouverture des magasins. Quelle amplitude horaire d’ouverture d’un magasin pourrait être entérinée par un accord ? Quelles seraient les dispositions qui devraient figurer dans un accord pour qu’il puisse être signé ?

Karl GHAZI : Nous pensons que l’amplitude des ouvertures de magasin est l’affaire de tous les salariés du commerce mais aussi de l’ensemble des professions. Elle touche également aux rythmes de l’ensemble de la société. Elle ne peut donc être prise par le petit bout de la lorgnette du « salarié volontaire » ou du « consommateur ravi ». Surtout, l’on ne peut continuer d’occulter le véritable enjeu de cette « affaire » qui a pris des proportions médiatiques suspectes : une guerre commerciale sans merci destinée à prendre des parts de marché au concurrent qui dérèglemente moins vite, généralement parce qu’il n’en a pas les moyens (promotion des horaires atypiques avec des bons de réduction, campagnes publicitaires, majorations de salaires...). Ni masquer l’absence de tout effet positif sur l’emploi, puisqu’il s’agit d’un jeu à somme nulle, où l’augmentation du chiffre d’affaires de l’un entraîne la baisse de ce chiffre chez le concurrent. Et sans augmentation globale du chiffre d’affaires, l’on ne peut prétendre à une amélioration pour l’emploi, sauf à imaginer que les patrons du commerce seraient soudain devenus des philanthropes.

C’est à la lumière de cette analyse que peut se comprendre notre revendication : s’il n’y a que des inconvénients à élargir les horaires d’ouvertures, il ne faut donc pas... les élargir ! Ainsi (et c’est le bénéfice que pourront escompter certains patrons), la concurrence pourra s’exercer dans un cadre commun, non plus sur le dos des salariés mais sur la qualité de service. La réduction des coûts de fonctionnement, qui ne devrait manquer d’en résulter, doit permettre l’augmentation des salaires.

Chronique Ouvrière : Quel est le sens que donnent les militants syndicaux qui composent le CLIC-P à la règle du repos dominical ? Manifestent-ils une opposition de principe à des dérogations temporaires ?

Karl GHAZI : La revendication porte plus sur le maintien d’un jour de repos commun que sur le dimanche en particulier. Le problème des dérogations ne tient pas tant à leur justification (certaines sont à peu près sérieuses, les autres totalement farfelues) mais à l’effet tâche d’huile qui les accompagne forcément. Qu’il s’agisse de dérogations « géographiques » (zones touristiques, PUCE...) ou par branche (Ameublement, Bricolage...), les frontières ne sont jamais étanches ni clairement délimitées : où s’arrête une zone touristique dans Paris ? Comment déclarer telle zone PUCE et éviter qu’elle ne cannibalise les commerces en lisière de la zone ? Comment réserver des dérogations par branche alors que le commerce en comporte 80 et que seule l’activité principale détermine l’appartenance à telle ou telle branche (les Grands magasins n’appartiennent pas à la même branche que Sephora : les deux vendent du parfum !). C’est Balladur qui a introduit la première exception en 1993, sous la pression de Virgin, en créant les fameuses zones touristiques. Nous l’avions immédiatement analysé comme le début d’un engrenage et la suite nous a donné raison.

Chronique Ouvrière : L’action en référé engagée par les 101 salariés de Séphora contre les syndicats qui ont obtenu en justice la fermeture du magasin après 21 heures et les manifestations des employés de Castorama et de Leroy-Merlin contre l’interdiction du travail le dimanche ne sont pas passées inaperçues.

Pure manipulation patronale ou réel clivage entre salariés ?

Travailler le dimanche ou la nuit est rarement considéré comme une partie de plaisir. Mais c’est l’occasion de de relever un peu le montant de salaires « de misère ».

Le CLIC-P met-il en avant des revendications qui seraient de nature à rendre plus compliquée la tâche de ceux qui entendent faire de la question du travail du dimanche ou du travail de nuit un facteur de division entre les salariés ?

Karl GHAZI : Aucune manipulation n’est possible si elle ne s’appuie sur des réalités. Et la réalité, c’est que les salariés du commerce sont, pour la plupart, rémunérés au SMIC avec une forte proportion de temps partiel. Les salaires nets, souvent, n’excèdent pas 600 à 800 euros. Dans ces conditions, particulièrement en Ile de France, on ne peut à la fois payer son loyer, se nourrir et se vêtir. Les salariés sont donc mis dans l’obligation de chercher des revenus complémentaires. Pour cela, ils sont contraints d’accepter des conditions illicites en échange de majorations. Mais, en les attirant ainsi sur des horaires illégaux, les patrons créent une nouvelle norme qui, à terme, fera disparaître les majorations. Avec pour résultat le maintien de l’obligation de venir travailler, sans la contrepartie, comme c’est déjà le cas en Angleterre ou dans des professions telles que les hôtels-cafés-restaurants.

Pour combattre cela, il faudrait des augmentations de salaires conséquentes. C’est pour cela que le Clic-P n’a jamais négligé les revendications salariales ni celles visant à permettre de faire disparaître le temps partiel imposé.

Plus que jamais, donc, la question des salaires est fondamentale. Le relèvement nécessaire pour que les salariés du commerce atteignent un « salaire décent » (celui qui permet de satisfaire les besoins essentiels) est du niveau de celui obtenu pour le salaire minimum après les grèves de 1968. Il nécessite donc un rapport de forces que le Clic-P n’est pas en mesure de construire seul.

Quant à l’offensive patronale qui se sert des salariés comme d’un paravent, elle n’est pas nouvelle dans sa forme (Virgin et Ikéa avaient procédé de la sorte au début des années 90, Plan de Campagne avait pris le relais...). De nombreux articles de presse ont démontré l’implication patronale dans ces mouvements spontanés (voir le Canard Enchaîné du 16/10/2013) : achat d’encarts dans la presse, coaching assuré par des agences de communication rémunérées par les patrons, affrètement de cars pour manifester, paiement d’honoraires d’avocats pour attaquer les syndicats : on a rarement vu les patrons se décarcasser autant pour répondre aux demandes « spontanées » de leurs salariés.

S’agit-il uniquement de défendre l’ouverture des magasins la nuit et le dimanche ? Cela n’expliquerait une si belle unanimité (entre Leroy Merlin et Castorama, cela relèverait même de l’entente).

L’objectif de cette offensive est beaucoup plus ambitieux et explique l’implication forte du MEDEF : il s’agit, tout d’abord de décrédibiliser des syndicats « coupés des salariés, des réalités et avides au gain » -campagne relayée par les « aveux » récents de Denis Gauthier-Sauvagnac. Il s’agit, surtout, de remettre au goût du jour le contrat de gré à gré en vantant le « volontariat » qui devrait permettre de déroger à l’ordre public social et remettre ainsi en question les fondements du droit du travail.


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