Chronique ouvrière

Qui osera signer l’accord collectif remettant en cause le droit au repos et à l’évasion du travailleur ?

vendredi 3 avril 2020 par Marie-Laure DUFRESNE-CASTETS

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Qui osera signer l’accord collectif remettant en cause le droit au repos et à l’évasion du travailleur.pdf

Contrairement à une idée répandue, le monde patronal n’est ni idiot ni irrationnel. Il a seulement la rationalité de ses intérêts. Il sait se saisir de toute occasion pour les servir.

Dans un contexte de peur et de culpabilisation entretenue par les medias, qui désignent les citoyens dits « irresponsables » comme étant la cause de l’expansion de la pandémie et de ses conséquences, le pouvoir saisit l’occasion de rogner les droits des salariés. Ainsi, l’accent étant porté uniquement sur les conséquences et non sur les causes de la situation, il règne une atmosphère de catastrophe, qui, les mots guerriers aidant, permet des appels à l’unité nationale. On sait qu’un tel climat pourrait en effet éteindre toute velléité de contestation. Le coronavirus illustre sans appel que les causes se situent dans l’organisation sociale fruit de la doctrine politique portée par nos gouvernants. Alors que la pandémie démontre le coût humain des politiques de restrictions budgétaires, le gouvernement ne craint pas de l’utiliser pour préparer l’opinion à la mise en place d’une nouvelle période d’austérité à la sortie de la crise sanitaire. Les « armes » proposées par le gouvernement - à la suite du patronat - pour combattre les conséquences économiques de cette crise en sont une illustration.

L’une des armes en question serait juridique. Elle prend la forme des vingt-cinq ordonnances présentées comme une loi « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid -19 ».

Cette situation n’est pas sans rappeler l‘instauration de l’état d’urgence, à la suite des attentats de 2015, lequel fut d’abord renouvelé par la loi de 2016, puis allait prendre un caractère permanent grâce à la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

Outre le recours à la procédure accélérée et la prétendue impossibilité de sortir indemnes de l’état d’urgence sans adoption de ce texte, on retrouve dans les deux cas le phénomène décrit par Patrick Boucheron, Corey Robin et Renaud Peyre, dans « L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion ». Les auteurs y relèvent comment la peur peut être mise au service de l’ordre néo-libéral nécessaire à l’oligarchie en place. [1]

C’est pourquoi, il est heureux que certains se saisissent d’une question essentielle, à l’instar de l’éditorial du Monde du 31 mars, il nous faut nous « interroger sur le monde d’après et le risque d’une banalisation de dispositifs d’exception qui ne sont acceptables que s’ils sont provisoires. Or l’expérience du passé nourrit l’inquiétude. Une fois la contrainte mise en œuvre, il est rare que le législateur revienne à des textes plus libéraux. » [2]

Par ailleurs le spectacle d’un transfert massif d’argent public vers le secteur privé auquel on assiste fait remonter un autre souvenir. Il rappelle le sauvetage des banques par l’État en 2008. Il fallait sauver l’économie en renflouant les banques. Mais l’addition avait pris la forme de l’austérité imposée aux salariés et aux services publics.

Or, c’est dans un contexte de crise d’une nature et d’une dimension plus grave encore qu’intervient l’ordonnance n°2020-323 du 25 mars 2020, qui permet au gouvernement de prendre des dispositions dites « provisoires » constituant une remise en cause de plusieurs droits sociaux, pour certains très anciennement conquis par les travailleurs.

Les entreprises relevant de « secteurs d’activité particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale » – seront autorisées à augmenter les durées maximales du travail (jusqu’à 12 heures par jour contre 10 heures [3] , 60 heures par semaine contre 48 heures [4], la durée quotidienne maximale de travail pour un travailleur de nuit peut être portée jusqu’à 12 heures, contre 8 heures [5], la durée hebdomadaire de travail moyenne, calculée sur une période quelconque de 12 semaines consécutives peut être portée jusqu’à 48 heures contre 44 heures [6]. Ces entreprises dont la liste n’est pas encore connue pourront réduire la durée du repos quotidien jusqu’à 9 heures consécutives, alors que la durée minimale est de 11 heures [7]. Les mêmes pourront déroger à la règle du repos dominical, sans autorisation administrative.

Par ailleurs et dans un cadre plus large, puisqu’il s’agit de tous les cas où « l’intérêt de l’entreprise eu égard aux difficultés économiques liées à la propagation du Covid-1933 », l’ordonnance permet à l’employeur de modifier de manière unilatérale (donc sans accord ni consultation des représentants du personnel) les dates des jours de réduction du temps de travail, des jours de repos prévus par les conventions de forfait annuel et des jours de repos affectés sur le compte épargne-temps du salarié. L’ordonnance satisfait ainsi une revendication du MEDEF aussi ancienne que les lois sur la réduction du temps de travail : une flexibilisation encore accrue et un allongement des durées maximales. [8]

Il sera donc possible, dans un cadre de flexibilité maximale de faire tourner, au détriment de la santé et la sécurité au travail, certaines productions vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.

Indépendamment des causes réelles tenant à la difficulté de voir le travail s’arrêter durant la période de confinement dans un très grand nombre de secteurs, il n’est néanmoins pas indifférent que le gouvernement s’attaque en premier lieu à la question du temps de travail et de son corollaire, celle des temps de repos. La répartition de ces temps différents structure la vie sociale et reste donc centrale dans les débats sur la place du travail dans la société.

Or, parmi les temps de repos, il en est un qui a pris la dimension d’une institution au caractère emblématique en droit du travail. Les congés payés sont un symbole. En premier lieu, ils ont été acquis de haute lutte. Ils n’ont en effet pas été accordés par le bon vouloir patronal, mais arrachés, à l’époque du Front Populaire, par la grève générale de mai et juin 36.

Les congés payés symbolisent également la part de liberté individuelle qui ne peut être enlevée aux travailleurs : il s’agit de leur temps libre au sens plein du terme.

Le droit communautaire a consacré la nature particulière des congés payés. Dès 1993, puis en 2003 par référence à la Charte des droits fondamentaux de l’union européenne adoptée le 7 décembre 2000 par l’Union européenne où il est expressément affirmé un droit attaché à la personne, pour tous les travailleurs, à quatre semaines de congés payés.

C’est pourquoi cette première mise en cause des congés payés ne constitue pas seulement une dérégulation de plus. Elle apparaît comme un signe fort donné aux travailleurs que la « reconstruction » de l’économie libérale se fera « quoi qu’il [leur] en coute[ra] ».

Nous allons voir comment, partant d’un havre de relative stabilité encadré par des principes généraux qui sont demeurés constants depuis leur origine en 1936 (I) s’opère un mouvement inquiétant de mise en cause grâce à une confusion entretenue avec un droit de nature différente : le congé pour cause de maladie (II)

I. Les congés payés, c’est d’abord et avant tout le droit à l’évasion.

La place symbolique donnée aux congés payés tient en partie à leur histoire. Il aura fallu les grandes grèves de 36 pour arracher la généralisation de cette révolution culturelle que fut la création des congés annuels payés.

Ces jours de liberté conquis par les salariés, qui sont tout de même payés par l’employeur, consacrés par la loi du 20 juin 1936 étaient initialement de quinze jours. Il est remarquable que les textes législatifs aient ensuite toujours été remaniés dans un sens favorable aux salariés. L’état d’urgence sanitaire sera l’occasion du premier recul de l’institution depuis quatre-vingt-quatre ans.

Ainsi, à la suite d’un accord conquis chez Renault en 1962, de nombreux accords collectifs étendaient à bon nombre de travailleurs du secteur privé la quatrième semaine de congés payés. Les gouvernements de Gaulle et Pompidou résistaient à la présentation d’un projet de loi généralisant cette quatrième semaine, lequel était pourtant voté à l’unanimité par l’assemblée 2 mai 1968, mais n’était promulgué que le 17 mai 1969.

Sous la pression syndicale, de nombreux accords collectifs instituaient une cinquième semaine de congés payés. Malgré la résistance du CNPF (aujourd’hui le MEDEF) à toute initiative favorable aux congés payés, l’Accord interprofessionnel du 17 juillet 1981 était néanmoins signé par l’organisation patronale et quatre syndicats. La CGT ne signait pas cet accord, bien qu’évidemment favorable à l’attribution d’une cinquième semaine de congés payés. Cependant, elle refusait l’exigence du patronat consistant dans le principe d’un échange entre le passage aux trente-neuf heures et la cinquième semaine de congés payés contre l’introduction d’une flexibilisation du temps de travail. L’ordonnance du 16 janvier 1982 reprenait la substance de l’accord.

Ainsi, depuis près de quatre-vingt-quatre ans et malgré les attaques considérables portées au droit du travail, il semblait impossible de toucher à ce droit acquis de si longue date, au point qu’il pouvait être enseigné dans les manuels que « L’institution échappe aujourd’hui à la discussion, tant sont considérables et positives, sur le plan social, mais aussi économique et culturel, les répercussion des congés payés (« industrie des loisirs » dont on sait l’importance dans l’économie française, réanimation des régions rurales, brassage des populations, etc …) ». [9]

Un corps de règles d’une stabilité assez remarquable en droit du travail garantissait une forme d’équilibre entre le pouvoir de l’employeur sur la prise de congés payés, en fonction des nécessités de l’entreprise et le droit impératif du travailleur à disposer d’une période de repos, de détente et de loisir Il en résulte au demeurant que l’employeur ne peut décider de substituer à la prise des congés le versement d’une indemnité et qu’un salarié ne peut renoncer à ses congés payés et demander, en contrepartie, le versement d’une indemnité.

A défaut d’accord d’entreprise, d’établissement ou de convention ou accord de branche, la période de prise des congés et l’ordre des départs sont définis par l’employeur, après avis, le cas échéant, du comité social et économique. [10]

Jusqu’à nouvel ordre, le Code du travail prévoyait que la période de prise des congés payés peut s’étendre ou non sur toute l’année, mais devait obligatoirement comprendre la période légale du 1er mai au 31 octobre. [11]

Pour assurer toute son effectivité à la liberté des salariés d’user de leurs congés conformément à leur souhait et préserver leur vie personnelle, il leur était garanti une certaine prévisibilité. Ainsi, l’employeur devait faire connaître les dates fixant cette période aux salariés au moins 2 mois avant son ouverture et ne pouvait ensuite, sauf en cas de circonstances exceptionnelles, modifier l’ordre et les dates de départ moins d’un mois avant la date de départ prévue. [12] Enfin, s’agissant des possibilités de fractionnement, l’employeur ne pouvait faire ce qu’il voulait sans l’accord du salarié. Pour les congés ne dépassant pas 12 jours ouvrables, ils devaient être continus, au-delà ils pouvaient être fractionnés à la condition d’obtenir l’accord du salarié, sauf si le congé avait lieu pendant la période de fermeture de l’établissement. Enfin, l’article L. 3141-14 prévoyait que, les conjoints ou partenaires liés par un pacte civil de solidarité travaillant dans la même entreprise avaient droit à un congé simultané. [13]

En outre, le droit aux congés payés est consacré par la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne comme un droit fondamental attaché à la personne. La directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail impose un socle minimal de quatre semaines de congés payés, en son article 7 et interdit que la période minimale de congé annuel payé ne puisse être remplacée par une indemnité financière, sauf en cas de fin de relation de travail.

La Cour de Justice de l’Union Européenne a par ailleurs rappelé lors d’une décision que « le droit au congé annuel payé de chaque travailleur doit être considéré comme un principe du droit social de l’Union revêtant une importance particulière, auquel il ne saurait être dérogé […] ». [14]

Ce droit à congés payés est la trace historique d’une véritable révolution existentielle. Après les élections d’avril, des hommes et des femmes se mettaient en grève début mai et gagnaient le droit d’être payés en août pour disposer de leur temps, pour la première fois de leur vie et dans l’histoire du droit du travail en France. Les photographies de l’époque traduisent un sentiment de liberté et de dignité retrouvée de façon extrêmement forte.

Il était difficile de penser que nos dirigeants oseraient toucher à un droit aussi emblématique, symbole aussi d’une époque dont certains ont pu penser qu’elle avait irréversiblement modifié le monde du travail.

Un grand professeur écrivait que « Le droit du travail est une technique réversible » [15]. L’histoire présente lui aura donné une fois de plus raison.

II. Une confusion qui permet à l’employeur de retirer un bénéfice du confinement.

L’ordonnance n°2020-323 du 25 mars 2020 modifie radicalement – au sens de pris à la racine- le droit aux congés payés. Non seulement elle vient rompre l’équilibre trouvé entre les nécessités de la poursuite de l’activité de l’entreprise et le droit au repos des travailleurs, mais elle dénature ce droit.

Ce texte pris en urgence, sans la moindre discussion, prévoit qu’un accord d’entreprise ou, à défaut, un accord de branche, pourra déterminer les conditions dans lesquelles l’employeur se verra autorisé à décider de la prise de jours de congés acquis par un salarié , y compris avant l’ouverture de la période à laquelle ils ont normalement vocation à être pris, ou à modifier unilatéralement ses dates de prise de congés payés, dans la limite de 6 jours de congés et sous réserve de respecter un délai de prévenance qui ne peut être réduit à moins d’un jour franc.

Cet accord d’entreprise (ou, à défaut, de branche) peut également autoriser l’employeur à fractionner les congés sans être tenu de recueillir l’accord du salarié et à fixer les dates des congés sans être tenu d’accorder un congé simultané à des conjoints ou des partenaires liés par un Pacs travaillant dans son entreprise.

Le ministère met en avant le verrou qui serait constitué par l’accord. Il est bien illusoire. On sait que dans les grands groupes les directions n’ont aucun mal à trouver, parmi les syndicats dits réformistes, ceux qui seront sensibles aux milliers de morts du Coronavirus, dont ils se serviront complaisamment pour masquer la question politique derrière un dilemme éthique. Dans les petites entreprises, la question se pose encore plus simplement : une consultation du personnel sous pression du patron qui menace de fermer la boutique suffit pour faire avaliser n’importe quel recul.

Enfin, il est indiqué dans l’ordonnance que la période de congés imposée ou modifiée en application de ces dispositions exceptionnelles ne pourra s’étendre au-delà du 31 décembre 2020. Cependant, la question peut être sérieusement posée de savoir s’il s’agit d’une mise entre parenthèses des droits en cause. Qu’adviendra-t-il en effet des parenthèses si les circonstances exceptionnelles constituées par cette inconnue que sont les « conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du COVID-19 » perdurent, voire s’aggravent ? Quelles « solidarités » seront encore demandées à ceux qui sont à l’origine des profits des entreprises et les seuls à ne pas en tirer bénéfice ?

Le gouvernement ouvre donc aux employeurs toute possibilité de modifier unilatéralement l’ordre des départs en congé, sans tenir compte de la période à laquelle ils ont normalement vocation à être pris et ce, sans délai de prévenance.

Outre le fait qu’il déséquilibre totalement le dispositif au profit exclusif de l’employeur, le gouvernement, comme il l’a au demeurant expliqué se donne une première possibilité, celle de faire passer pour des congés payés des jours pris pour des raisons liées à l’état de santé, soit du salarié lui-même, soit d’un membre de sa famille, les congés déplacés ayant pour but :

« - soit de couvrir la période de vigilance de 14 jours suivant l’exposition d’un salarié à un risque sérieux de contamination ;

-  Soit de couvrir la période pendant laquelle le salarié doit garder un enfant de moins de seize ans (…) ;
- 
-  Soit de couvrir la période pendant laquelle le salarié doit garder son enfant qui fait l’objet d’une mesure d’isolement (…) »
 [16]
- 
Le texte ouvre également une seconde possibilité aux employeurs : celle de faire travailler les salariés cet été durant six jours de plus en raccourcissant leurs congés payés d’autant.

L’employeur qui aura trouvé des syndicats complaisants lui permettant de décider unilatéralement que six jours des quatorze où le salarié aura été interdit de travailler pour une raison liée à sa santé et ce, indépendamment de la période où survient le confinement, aura gagné six jours de travail gratuit sur le dos du salarié.

En couplant les deux possibilités, le même employeur pourra amputer les vacances d’été du salarié pour rattraper le temps perdu pendant la période de confinement.

Contrairement aux déclarations de Monsieur Edouard Philippe en ouverture des débats à l’assemblée nationale ces nouvelles règles dépassent « un certain nombre de bornes qui sont imposées (…) dans le cadre communautaire ». [17]

A la suite de la directive du Conseil de l’Union Européenne 93/104/CE du 23 novembre 1993, la directive 2003/88/CE maintenait le principe affirmant que « tous les travailleurs doivent disposer de périodes de repos suffisantes ». Il y est précisé, dans le chapitre 2 consacré aux « périodes minimales de repos », à l’article 7 concernant le « congé annuel » que « les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines » et que « la période minimale de congé annuel payé ne peut être remplacée par une indemnité financière, sauf en cas de fin de la relation de travail ».

C’est sur ce fondement que la Cour de Justice des Communautés Européennes, par son arrêt du 20 janvier 2009, a affirmé que le droit qui garantit au travailleur la prise effective de son congé payé annuel doit être considéré comme un principe du droit social communautaire revêtant une importance particulière.

Comme souligné par l’annotateur, il ressort du raisonnement tenu dans l’arrêt que « Le salarié doit disposer d’un repos effectif, dans un souci de protection efficace de sa sécurité et de sa santé. La finalité du droit au congé annuel payé est de permettre au travailleur de se reposer et de disposer d’une période de détente et de loisirs. Cette finalité diffère en cela du droit au congé de maladie. ». Il reprenait ainsi le point de vue de l’avocat général selon lequel « l’arrêt de travail serait la conséquence de l’incapacité du travailleur à travailler et aurait pour but non pas de lui permettre de se reposer, de prendre de la distance et de reprendre ses forces, mais de guérir et de recouvrer sa santé et sa capacité de travail » [18]

Le procédé consistant à utiliser des jours de congés payés, dont l’objet consiste à prendre du repos et disposer d’un temps libre pour couvrir une période de suspension du contrat de travail liée à l’état de santé opèrent une confusion que le droit communautaire n’admet pas. La jurisprudence interne n’est pas en parfaite adéquation avec les principes posés par la Cour de justice de l’union européenne dans la mesure où elle n’est toujours pas revenue sur sa jurisprudence interdisant le report au salarié qui est tombé malade pendant ses congés. En effet, l’absence de droits à congés payés durant un congé maladie est contraire à la jurisprudence de la Cour de justice de l’union européenne, laquelle a jugé que « selon l’article 7 de la directive 2003/88, tout travailleur, qu’il soit en congé de maladie pendant ladite période de référence à la suite d’un accident survenu sur le lieu du travail ou ailleurs, ou à la suite d’une maladie de quelque nature ou origine qu’elle soit, ne saurait voir affecté son droit au congé annuel payé d’au moins quatre semaines ». [19]

Dans son rapport annuel de 2014, la Cour de cassation proposait ainsi au législateur de consacrer, à l’article L. 3141-5 du Code du travail, le principe d’acquisition des droits à congés payés durant le congé maladie d’origine non professionnelle. La juridiction précisait que cette modification législative permettrait « d’éviter une action en manquement contre la France et des actions en responsabilité contre l’État du fait d’une mise en œuvre défectueuse de la directive de 2003 » [20]

Or, l’ordonnance n°2020-323 du 25 mars 2020 permet de couvrir la période de confinement d’un salarié en raison de son état de santé par une prise imposée de congés payés. Il s’agit là d’une dénaturation du droit à congé payé constitutive d’une mise en œuvre défectueuse de la directive de 2003.

D’un point de vue concret, il sera difficile de faire admettre aux salariés que le fait de rester enfermé par contrainte, parfois dans un logement exigu, souvent à plusieurs, avec un choix d’occupations très restreint dans l’inquiétude de la maladie possible et l’angoisse matérielle pour l’avenir pourrait avoir de commun avec des vacances.

Il s’agit au contraire d’un véritable détournement de la vocation des congés payés, qui sont en principe un temps de loisir, de culture, d’éducation, de repos.

Il risque donc de manquer une semaine de congés à un grand nombre de salariés.

En outre, ce ne sont pas ces six jours de salaire à payer en moins sur une année qui sauveront les très petites et moyennes entreprises de la faillite si la situation s’aggrave. En revanche, cette nouvelle dérégulation dans un domaine jusqu’alors sanctuarisé est chargée d’une forte portée symbolique.

On aura compris que le jour d’après la pandémie est en préparation dans les allées du pouvoir.

Malgré les discours enflammés du Président de la République et quelques effets d’annonce, on ne peut déceler aucune rupture avec les politiques précédentes. C’est au contraire en pleine continuité que le gouvernement la suspend une partie importante du Code du travail, restreint les libertés publiques, finance les entreprises à guichets ouverts et les soustrait aux cotisations sociales. Cet accent mis sur l’Etat sécuritaire et ce transfert massif d’argent public vers le secteur privé rappellent d’autres crises. Les travailleurs se souviennent sûrement qu’ensuite, la rigueur retrouvée avait permis de reprendre le peu qui avait été lâché au moment du sauve-qui-peut.

Dans le cas présent, le gouvernement ne lâche pas grand-chose pour le monde du travail. Il semble même qu’il escompte pouvoir réaliser quelques « avancées ». D’ores et déjà les citoyens auront perdu l’habitude de certaines libertés, les salariés auront pris celle de travailler plus, plus longtemps, dans des conditions de flexibilité et de précarité accrues.

Le coup porté aux congés payés n’est que l’un des éléments préparatoires de l’après-pandémie. Les deuils personnels qui vont devoir être entrepris, les mises en cause des libertés publiques, graves et répétées au point de structurer nos rapports sociaux, encore et surtout les difficultés matérielles auxquelles une large partie de la population va se trouver confrontée pourraient le faire paraître anecdotique dans le paysage actuel.

Cependant, cette atteinte à un droit qui symbolise la part de liberté conquise par les travailleurs sur un temps de travail qui dévorait leur vie personnelle n’est pas anodine. Avec les vacances payées, ils avaient conquis le droit, presque autant que les bourgeois, de voir la mer ou la montagne. Et même s’ils n’ont pas tous vu la mer, cela a pu leur donner le sentiment qu’ils n’étaient plus du bétail. Dans les images de la fin victorieuse des grèves de 1936, il souffle un vent de bonheur, qui a trouvé son symbole dans les congés payés. C’était tout à la fois le triomphe des luttes, la liberté et la dignité retrouvée. Ces dispositions prises par voie d’ordonnance soufflent un vent contraire et de mauvais augures.

Plus que jamais, il va falloir porter haut et fort une « parole contraire » au sens où l’écrit Erri de Luca. [21]

Annexe :

Ordonnance_n°2020-323_du_25_mars_2020_version_initiale.pdf

[1Patrick Boucheron, Corey Robin et Renaud Peyre, dans « L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion »

[2Le Monde, mardi 31 mars 2020

[3Article L. 3121-18 du Code du travail

[4Article L. 3121-20 du Code du travail

[5Article L. 3122-6 du Code du travail

[6Article L. 3121-22 du Code du travail

[7Article L. 3131-1 du Code du travail

[8Articles 2 et 3 ordo. n°2020-323 du 25 mars 2020

[9Gilles Auzero, Emmanuel Dockes « Droit du travail », Dalloz, 30ème ed., n°871

[10Article L 3141-16 du Code du travail

[11Article L 3141-13 du Code du travail

[12Article D 3141-6 du Code du travail

[13Article L. 3141-14 du Code du travail

[14CJUE, 24 janvier 2012, aff. C-282/10, Dominguez

[15Gérard LYON-CAEN « LE DROIT DU TRAVAIL. Une technique réversible », Dalloz, 1997

[16Jeu de questions-réponses relatif au coronavirus pour les entreprises et les salariés – Ministère du travail, mis à jour le 17 mars 2020 ; Liaisons Sociales Quotidien 18026, p.4

[17B. Bissuel « Le droit du travail bousculé par ordonnances », Le Monde, 26 mars 2020, p.11

[18Pascal MOUSSY , « La CJCE n’accepte pas la médicalisation du droit à la paresse », http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article113

[19CJUE, 24 janvier 2012, aff. C-282/10, Dominguez, point 30

[20Cour de cassation, Rapport annuel 2014, p. 44 et Rapport annuel 2013, p. 66

[21Erri de Luca, « La parole contraire », Gallimard, 2017


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