Chronique ouvrière

Il ne faut pas confondre "tentative de chantage" et observations adressées par l’Inspection du travail

lundi 8 janvier 2018 par Camille LEFEBVRE
TGI Versailles 4 juillet 2017.pdf

Les observations adressées par l’inspection du travail à la SEPUR ne sauraient être considérées comme une « tentative de chantage ».

En reprochant à trois agents de l’inspection du travail un délit grave sans fondement factuel ni juridique sérieux, l’employeur et sa société ont abusé de leur droit de se constituer partie civile.

En ces temps de remise en cause du code du travail, « fait pour embêter 95% des entreprises » selon les termes de la Ministre du travail, il n’est pas étonnant qu’il vienne à l’idée de certains employeurs de mettre également en cause ceux qui sont chargés de veiller au respect du droit du travail dans les entreprises.

L’entreprise SEPUR avait ainsi procédé par voie de citation directe pour faire comparaître trois agents de l’inspection du travail des Yvelines (une inspectrice du travail, son responsable d’unité de contrôle et le responsable de l’unité départementale) pour tentative de chantage.

Le tribunal correctionnel de Versailles les a relaxés. Le jugement du 4 juillet 2017 rappelle donc de façon très nette que le fait pour une inspectrice du travail d’adresser une observation à l’employeur et de lui rappeler le droit pour obtenir la régularisation de la situation ne saurait constituer un délit de tentative de chantage. Le jugement a de plus condamné l’employeur à payer des amendes de 10 000 euros (personne physique) et 15 000 euros (personne morale) pour constitution abusive de partie civile.

A l’origine de cette procédure fantaisiste mais bien réelle, se trouvent la SEPUR et son dirigeant. L’entreprise est spécialisée dans les opérations d’hygiènes publiques, la collecte et l’enlèvement d’ordures ménagères, et le nettoiement des voies et bâtiments publics et privés. Son activité est concentrée sur l’Ile-de-France et principalement dans le département des Yvelines (78). Au début de l’année 2016, elle comptait un effectif de 2370 salariés et enregistrait un chiffre d’affaires de 167 millions d’euros.

Fort de ces moyens financiers importants, l’employeur décide de tout entreprendre pour empêcher que ne s’applique une décision de l’inspectrice du travail lui refusant l’autorisation de licenciement d’un salarié protégé.

Le 29 mars 2016, l’inspectrice, saisie d’une demande de licenciement pour motif disciplinaire qu’elle avait estimée insuffisamment motivée, refuse le licenciement d’un délégué du personnel de la SEPUR.

Dans la foulée de cette décision de refus, l’inspectrice apprend que le salarié concerné qui était mis à pied à titre conservatoire dans l’attente, se voit refuser le droit d’être réintégré à son poste. L’employeur lui a adressé le 4 avril un courrier de dispense d’activité qui lui interdit de se présenter sur son lieu de travail. Le salarié étant également délégué du personnel, cette mesure risque ainsi de l’empêcher de continuer à exercer normalement son mandat.

Il s’agit là d’une situation à laquelle les inspecteurs du travail sont assez rarement confrontés, une sorte de cas d’école : la décision est rendue mais l’employeur refuse de l’appliquer. Des voies de recours existent pourtant : le recours gracieux, le recours hiérarchique, le recours contentieux. Mais cela ne suffit pas au dirigeant de la SEPUR qui ne veut plus de ce délégué dans son entreprise. Car tous ces recours ne sont pas suspensifs. La décision doit en principe être appliquée quand bien même l’employeur exerce son droit de recours. Et c’est cela même que conteste l’employeur : la possibilité qu’une décision avec laquelle il n’est pas d’accord vienne s’imposer à lui, dans son entreprise, lui est manifestement insupportable.

Face à cette situation, l’inspectrice adresse à l’employeur un courriel dans lequel elle lui rappelle que « sur le plan pénal, le défaut de réintégration effective du salarié dans son emploi et dans ses fonctions représentatives constitue un délit d’entrave ». Elle lui demande donc de réintégrer pleinement le salarié.

Alors les choses s’emballent. Dès le 5 avril, elle reçoit du conseil de la société SEPUR un courrier lui indiquant que la direction de l’entreprise considérait son courriel comme étant constitutif d’un chantage puisqu’elle menaçait de relever à l’encontre de la société un délit d’entrave !

Le 6, le responsable de l’unité départementale des Yvelines prend position pour soutenir l’agente et demande à l’avocat de revoir sa position : « je ne doute pas un instant que vous saurez, avec tout le discernement nécessaire, conseiller utilement votre client ». Celui-ci répond que la procédure de dépôt de plainte avec constitution de partie civile a été engagée.

Le 24 juin 2016, l’inspectrice et son responsable d’unité de contrôle écrivent à nouveau à la direction de l’entreprise pour leur demander de réintégrer le salarié ou, a minima, de justifier de la mesure de dispense d’activité prise : « nous vous invitons à présenter toute observation que vous jugeriez utile en réponse à ce courrier et vous confirmons qu’en l’absence de réponse satisfaisante nous nous réservons le droit de dresser procès-verbal »

L’inspection du travail des Yvelines reste sans nouvelles de la SEPUR pendant plusieurs mois. Sans lien avec cette affaire, l’inspectrice décide d’effectuer un contrôle au siège de l’entreprise en décembre.

Or, quelques semaines plus tard, les trois agents reçoivent à leur bureau la visite d’un huissier de justice et se voient ainsi cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Versailles par Monsieur Ivanov et la SEPUR pour le chef de tentative de chantage en raison des mails et courriers précités.

Une citation directe ayant été remise, le débat a d’abord lieu devant le tribunal correctionnel sur la fixation du montant de la consignation. Le tribunal fixe à 50 000 euros le montant de la consignation due par la Société SEPUR et à 10 000 euros le montant de la consignation due par le dirigeant de la SEPUR à titre personnel. La société fait immédiatement appel de ces montants inhabituellement élevés (arguant notamment du fait que la sérénité de l’audience aurait été troublée par le rassemblement syndical de soutien sous les fenêtres du tribunal). La Cour d’appel considère le 24 mai 2017 qu’il y a lieu de fixer à la somme de 10 000 euros le montant de la consignation à verser par la SAS SEPUR ; elle ne modifie pas le montant à verser par le Président. Les sommes restent très importantes au regard des décisions habituellement prises en la matière. Malgré cet avertissement, la SEPUR consigne les sommes.

Les débats ont donc lieu sur le fond lors de l’audience du 4 juillet 2017 à laquelle ni l’employeur ni même son avocat ne daignent se présenter. Et contre toute attente, la Cour excédée décide de ne pas renvoyer l’affaire.

C’est dans ce contexte que les débats se sont ouverts, sur fond de rassemblement syndical interprofessionnel bien fourni.

L’employeur espère faire dire aux juges que les trois agents de l’inspection du travail se sont rendus coupables de tentative de chantage en :

-  « tentant d’obtenir la renonciation de la société SEPUR et de son Président à la mesure de dispense d’activité qui avait été notifiée au salarié »

-  Et en « menaçant d’imputer à la société SEPUR et à son Président des faits de nature à porter atteinte à leur honneur ou leur considération, en l’espèce de dénoncer auprès des autorités judiciaires un délit d’entrave inexistant qu’ils auraient prétendument commis, faits prévus par l’article 312-10 du code pénal et réprimé par les articles 312-10 et 312-13 du même code ».

Le fait de dispenser le salarié d’activité constituait pourtant bien un délit d’entrave.

Ceci n’est pas discuté dans le jugement mais rappelons que même si le salarié a la possibilité de continuer de se rendre aux réunions des délégués du personnel, ce qui était bien le cas en l’espèce, la seule poursuite de l’exercice du mandat ne saurait suffire dans la mesure où le salarié doit être pleinement réintégré (le recours n’étant pas suspensif). Il ne peut se voit imposer contre son gré une mutation de poste ou de fonctions sans que l’employeur n’apporte la preuve de la pleine justification d’une telle mesure. A défaut, le délit d’entrave est susceptible d’être caractérisé (voir not. Cass. crim. 22 nov. 2005 n°04-87021, publié au bulletin).

En l’espèce, l’intervention de l’inspection du travail consistait à commencer par demander à l’employeur de justifier sa mesure de dispense d’activité de façon précise, ce qu’il n’a finalement jamais fait.

Dans cette affaire, comme dans la majorité des interventions de l’inspection du travail, l’agent de contrôle a décidé de procéder par voie de courriers d’observation et n’a finalement pas dressé de procès-verbal. La question qui se pose est celle de la valeur de ces observations de l’inspection du travail qui sont la forme la plus répandue de « suite à contrôle ».

Le jugement commenté réaffirme la légitimité de cette pratique quotidienne des agents de contrôle de l’inspection du travail en rappelant qu’elle s’inscrit dans le cadre de la loi et de la convention OIT n°81.

Le jugement rappelle que la loi attribue certaines missions à l’inspection du travail, notamment dans l’article L. 8112-1 du code du travail : « Les agents de contrôle de l’inspection du travail (…)sont chargés de veiller à l’application des dispositions du code du travail et des autres dispositions légales relatives au régime du travail, ainsi qu’aux stipulations des conventions et accords collectifs de travail répondant aux conditions fixées au livre II de la deuxième partie. Ils sont également chargés, concurremment avec les officiers et agents de police judiciaire, de constater les infractions à ces dispositions et stipulations. »

Le jugement insiste sur le fait que les agents de contrôle « contribuent par cette fonction de contrôle à l’amélioration des conditions de travail et des relations sociales, comme le prévoit l’article R. 8112-1 du Code du travail ».

Le tribunal replace ensuite l’action de l’inspection du travail dans le cadre de la convention OIT n°81 sur l’inspection du travail en rappelant notamment son Article 3 1 b : « Le système d’inspection du travail sera chargé : de fournir des informations et des conseils techniques aux employeurs et aux travailleurs sur les moyens les plus efficaces d’observer les dispositions légales ».

Le jugement rappelle que cette mission de « conseil en direction du salarié et de l’employeur contribue à l’effectivité du droit et au respect de la réglementation » et qu’elle est donc « interdépendante et complémentaire de la fonction de contrôle ».

Et surtout, les agents de contrôle de l’inspection du travail sont libres de décider des suites qu’ils donnent à leurs interventions, comme le prévoit l’article 17. 2. de la convention 81 : « Il est laissé à la libre décision des inspecteurs du travail de donner des avertissements ou des conseils au lieu d’intenter ou de recommander des poursuites. »

Cette notion est fondamentale car sans liberté dans les suites, pas d’indépendance de l’inspection du travail. Or l’indépendance est la pierre sur laquelle repose l’édifice d’une inspection du travail au service des travailleurs et efficace pour faire respecter leurs droits. Elle est consacrée par l’article 6 de la convention 81 : « Le personnel de l’inspection sera composé de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité dans leur emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue. ». L’indépendance de l’inspection du travail figure également dans la loi (art. L. 8112-1 c. trav : « Les agents de contrôle de l’inspection du travail disposent d’une garantie d’indépendance dans l’exercice de leurs missions au sens des conventions internationales concernant l’inspection du travail. »

Le jugement conclue donc qu’en choisissant d’exercer leur mission d’information et de recommandation auprès de l’employeur au lieu d’exercer d’emblée leur pouvoir de dresser procès-verbal, les agents mis en cause n’ont fait qu’user de leur liberté de décision. Ils se sont inscrits dans le cadre de la loi et de la convention OIT 81. La relaxe doit donc être prononcée.

Afin d’adresser un message très fort à la SEPUR, ainsi qu’à tout autre employeur qui s’hasarderait à nouveau à procéder de la sorte, le tribunal a décidé :

-  de condamner l’abus de constitution de partie civile (amendes rappelées en début d’article), les parties civiles ne s’étant appuyées « sur aucun fondement factuel ni juridique sérieux » pour déclencher la procédure ;

-  de faire réparer cet abus en payant la somme de 1000 euros à chacun des prévenus. La motivation de cette réparation est très sévère : « attendu qu’il est avéré que les parties civiles ont instrumentalisé la justice pénale et agi de mauvaise foi, dans l’intention de nuire et de déstabiliser des membres des services de l’inspection du travail dans le cadre d’un litige du travail afin d’imposer leurs vues à l’administration ».

Les agents avaient en effet informé la cour du fait que la citation leur était parvenue peu de temps après un contrôle normal et sans rapport avec l’affaire du siège de la société ; que de plus, à la suite de ce contrôle, la SEPUR était allée jusqu’à demander à la Direction générale du travail que ces agents soient dessaisis du contrôle de l’entreprise au motif que la procédure pénale en cours les empêchait d’agir avec impartialité. La manœuvre était grossière et n’a donc pas fonctionné.

Cette reconnaissance publique par le jugement du 4 juillet 2017 de l’intention de nuire de l’employeur et de sa volonté de déstabiliser les agents de l’inspection du travail a été la bienvenue. Surtout, la reconnaissance de la légitimité des missions de l’inspection du travail est salutaire.

Le 5 juillet, un communiqué syndical de la CGT du ministère du travail demandait d’ailleurs à la ministre du travail de prendre « publiquement position en défense de ses agents dans ce dossier » plutôt que de poursuivre « l’entreprise de délégitimation de la réglementation sociale et de casse de l’inspection du travail entamée par ses prédécesseurs ». Le syndicat ajoutait que la Ministre « porte ce faisant une lourde responsabilité dans la dégradation des conditions d’exercice de nos missions », ce qui n’a pas été démenti par les développements récents de l’actualité du droit du travail, Muriel Pénicaud ayant poursuivi, d’une part, la casse du code du travail avec les ordonnances et, d’autre part, la casse des services de l’inspection du travail avec les suppressions de postes et la répression des militants syndicaux.

Camille LEFEBVRE, militante syndical e CGT du ministère du travail


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