La défense a rendez-vous avec le temps (à propos d’une relation dialectique entre la connivence et la rupture)
Une fois n’est pas coutume. Il m’arrivera, au cours des lignes qui vont suivre, d’employer la première personne du singulier. Il s’agit en effet d’exposer un point de vue assez particulier sur la conception de la défense dans le procès prud’homal.
En tant que militant acquis aux idées du communisme, je suis confronté à une interrogation permanente. Mes idées politiques me conduisent à adhérer à la conviction qu’une véritable prise en compte des droits des travailleurs passe par la suppression du système capitaliste et, par voie de conséquence, par l’abolition de la plupart des règles juridiques qui organisent l’exploitation attachée à l’économie de profit. Le droit du travail actuellement en vigueur n’échappe pas à cette remise en cause. Il a essentiellement pour objet d’aménager, ou plus précisément de réguler, un pouvoir de direction guidé par la logique de l’extorsion de la plus-value. La défense des travailleurs dans le procès prud’homal paraît à première vue se limiter à demander l’application de règles qui ne remettent pas en question le système d’exploitation. Y participer conduit-il à se rendre complice en entretenant l’illusion que la justice prud’homale permet une véritable prise en compte des droits du monde du travail ? La défense prud’homale n’est-elle qu’une activité, somme toute respectable, à finalité essentiellement alimentaire, en permettant aux salariés demandeurs d’obtenir des réparations minimales et à leurs défenseurs professionnels d’assurer leur gagne-pain ? Est-ce possible d’aller plus loin et de faire du procès prud’homal une tribune qui sera caisse de résonance pour le propos de ceux qui œuvrent pour convaincre de la nécessité du combat pour l’émancipation ? J’ai bien conscience que ces questions ne sont pas au cœur des préoccupations de la communauté des juristes travaillistes. Mais elles permettront peut-être de lancer la discussion avec certains lecteurs de Chronique Ouvrière, qui se veut une revue proposant une approche militante du droit du travail.
La distinction faite par Jacques VERGES entre « le procès de connivence » et « le procès de rupture » est connue. La « rupture. [1] » se caractérise par une totale dénonciation. « La rupture bouleverse toute la structure du procès. Les faits passent au deuxième plan ainsi que les circonstances de l’action ; au premier plan apparaît soudain la contestation brutale de l’ordre public [2] ». Il s’oppose au « procès normal », marqué par la « connivence », cette complicité qui consiste à cacher la faute du système dominant [3].
Mais « être de connivence » ne signifie pas nécessairement s’accorder pour empêcher la dénonciation d’une société d’iniquité. Cela peut également vouloir exprimer une situation de bonne intelligence, qui permet de se comprendre de manière spontanée, sans qu’il soit nécessaire de le proclamer à tout va.
Le militant qui s’engage dans l’action prud’homale en recherchant la connivence, dans le sens d’un partage de l’intelligence qui permet d’appréhender et d’arriver à la condamnation d’un montage patronal visant à dissimuler une atteinte aux libertés fondamentales officiellement reconnues au travailleur, ne se contredit pas lorsqu’il affirme la nécessité de la rupture.
L’action en requalification offre un beau champ de batailles lorsqu’elle vise à mobiliser autour de la dénonciation des pratiques patronales discriminatoires ou attentatoires aux libertés individuelles ou collectives des travailleurs. Il s’agit notamment de faire apparaître que le motif « officiel » mis en avant par l’employeur, tiré du vocabulaire sentant bon la rationalité de l’entreprise, est là pour masquer la répression ou l’exclusion du travailleur non conforme qui dérange le patron. Et, au final, lorsque le juge prononce la requalification, il a un « petit côté subversif [4] » qui le conduit à marquer son refus de l’ordre patronal.
La requalification appelle de la méthode. Il peut apparaître nécessaire aux défenseurs militants de prendre le temps de se rencontrer pour réfléchir sur le sens de l’action prud’homale et les modalités de sa mise en œuvre. Et lorsque survient le moment de l’action, le souci de ne pas assurer une défense édulcorée des intérêts des travailleurs conduit au combat pour une intervention judicaire « en temps utile » et pour la garantie du « temps de parole ».
I. Le temps de la réflexion et de la préparation de l’action.
Les dispositions du Code du travail [5] prévoient la diversité des personnes habilitées à assister ou à représenter les parties dans le procès prud’homal. Dans le camp des salariés, on peut notamment rencontrer, à côté des avocats, des salariés appartenant à la même branche d’activité et des délégués permanents des organisations de salariés, plus connus sous l’appellation de « défenseurs syndicaux ».
Il paraît nécessaire que ces différents acteurs de la défense, s’ils s’inscrivent dans une perspective militante, prennent le temps de se réunir pour réfléchir sur le sens qu’ils entendent donner à la défense prud’homale et sur les modalités de leur intervention dans le procès. Et la formation serait incomplète si les juges « de parti pris » que sont les conseillers prud’hommes présentés et élus sur liste syndicale n’était pas associés au travail en commun visant à élaborer une stratégie de défense des droits et intérêts des travailleurs
A. Le temps de la formation des défenseurs des intérêts des travailleurs dans le procès prud’homal.
La « diversité des modes d’assistance et de représentation », telle qu’elle est prévue par les textes et qui voit se côtoyer les « auxiliaires de justice », le « mode syndical » et le « mode professionnel [6] » devant le conseil de prud’hommes est précieuse.
Lorsque la CGT a formé un recours contre le décret du 20 août 2004 qui a institué la représentation obligatoire devant la Cour de cassation en matière prud’homale, elle a à juste titre dénoncé la remise en cause du principe de « libre choix du mode de défense qui a toujours caractérisé le procès prud’homal [7] ».
Un fameux militant ouvrier, Buenaventura DURRUTI, a fort bien dit que « l’entreprise est l’université des travailleurs » [8]. Il est essentiel, du point de vue de l’intérêt des travailleurs, que puissent s’exprimer dans les débats portant sur la qualification des faits ou sur la requalification les raisonnements de ceux qui vivent la réalité du monde du travail.
Le droit du travail est un droit ouvert. Les articles du Code du travail laissent une place importante une qualification judiciaire autonome. Ce sont les juges qui sont chargés de définir ce qu’est une cause « sérieuse » de licenciement, une « faute » professionnelle, une faute « grave » ou l’exercice « normal » du droit de grève. La « faute » résultant d’un refus du changement des conditions de travail est une construction jurisprudentielle type. Il ne s’agit pas d’un principe gravé dans les tables de la Loi. Il ne paraît pas incongru que les travailleurs, en leur qualité de premiers intéressés, puissent intervenir directement dans le débat suscité par leurs réactions face à une (ré-)organisation du travail qui leur semble contestable.
La question qui se pose est celle de savoir comment ils défendent leur point de vue dans le procès prud’homal.
Ils peuvent se défendre eux-mêmes. Mais cela suppose qu’ils aient eu la possibilité, avant le procès, de se familiariser avec les arcanes de la procédure, qu’ils aient une maîtrise suffisante de l’écrit leur permettant de faire connaître à leur contradicteur, préalablement à l’audience, les « moyens » qu’ils entendent développer à l’appui de leurs « prétentions » et qu’ils s’estiment en capacité de prendre sereinement et efficacement la parole. Ces autodidactes sont rares et les volontaires peu nombreux.
Ils peuvent recourir aux services d’un avocat qui est spécialisé dans la défense des salariés. Une remarque s’impose tout de suite. Un avocat qui se présente comme un avocat pro-salarié n’est pas nécessairement un avocat militant. De mon point de vue, un avocat militant est un avocat qui s’inscrit dans une réflexion « politique » sur le procès prud’homal. Si l’on adhère à cette perception de l’avocat militant, on constatera que le cercle se restreint… considérablement.
Si c’est un avocat militant qui prend en charge la défense du travailleur, il sera conscient de la nécessité de faire intervenir son client dans la préparation du procès. En ce qui concerne la méthode de cette intervention, je laisse la parole à un avocat militant, Tiennot GRUMBACH : « Un licenciement trouve souvent son origine dans une faute professionnelle (réelle ou invoquée). Il me semble que le « plaidant » doit interroger son « client » sur la partie technique de son travail, son organisation et les structures du commandement.
Cette connaissance ne peut être acquise que dans le renversement des rôles entre le conseil et le salarié. Le licencié se contente, en général, d’apporter son dossier et s’en remet totalement à son défenseur, prétextant sa méconnaissance du droit et de « toutes ces choses compliquées, pour abandonner toute participation active à sa propre défense. En demandant des renseignements précis à son client, le plaidant transforme en partie leur relation : de donneur de conseils omnicompétent, il passe receveur d’informations. Ainsi le client, tout en restant dans un monde familier, travaille activement à la mise en place de son dossier et abolit le rapport de passivité qui s’établit généralement.
Pour ma part, je demande le plus souvent possible aux salariés de rédiger deux rapports. L’un doit relater l’histoire du contrat de travail et décrire les relations hiérarchiques de l’entreprise : il sera accompagné, si faire se peut, d’un plan des lieux de travail comportant la localisation des différents « acteurs » intervenant dans la rupture. L’autre concernant les particularités techniques du travail et les qualifications. En rédigeant ces rapports puis en répondant aux questions qu’ils nous inspirent, le salarié élucide souvent nombre de problèmes et nous permet d’apporter des réponses pertinentes et vivantes à l’argumentation adverse. De plus, il parvient alors à faire la relation entre le « montage juridique du dossier et la réalité qu’il connaît.
De simple observateur de la procédure, il devient acteur du débat judiciaire. Il intervient spontanément à l’audience, rectifie l’erreur technique des uns et des autres et domine les différentes étapes de la procédure [9] ».
L’invitation faite au travailleur de participer activement à sa défense est ici incontestable. Mais l’« avocat » militant ne saurait légitimement revendiquer, s’il est soucieux de démocratie sociale, d’avoir un rôle prépondérant dans la défense du travailleur dans le procès prud’homal.
On ne saurait se réfugier derrière une « complexité » croissante des syllogismes révélés par la lecture des arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation et des chambres sociales des Cours d’appel pour justifier un monopole de la défense prud’homale au profit des professionnels du droit du travail.
Les qualifications qui irriguent la jurisprudence sociale proviennent d’appréciation de faits tirés de la réalité de la vie de l’entreprise et de l’organisation du travail. Les organisations syndicales de travailleurs ont les moyens de former des militants capables de démonter la logique patronale mise en avant pour justifier la mesure contestée par le demandeur au procès prud’homal. Il ne serait pas question de former des permanents qui auraient pour activité exclusive de défendre la cause ouvrière d’une juridiction à l’autre. Mais le délégué qui souhaiterait défendre un collègue de travail en qualité de défenseur syndical ou de salarié appartenant à la même branche d’activité pourrait acquérir les connaissances procédurales lui permettant une approche sereine du procès prud’homal. Et ce serait toute la force de la formation juridique syndicale de réunir dans une même session de formation, dans la recherche d’une stratégie prud’homale offensive, les avocats militants et les défenseurs directement issus du monde du travail.
La complexité a sa part d’artifice, surtout lorsqu’elle se manifeste par l’usage de formules se complaisant dans la sophistication. Mais le rapport de forces pourrait neutraliser les effets de la connivence dans l’élaboration de formules un peu trop déconnectées de la réalité du rapport d’exploitation. S’il y avait beaucoup plus de défenseurs directement issus du monde du travail dans les salles d’audiences des juridictions intervenant en matière prud’homales (conseils de prud’hommes et cours d’appel), la complexité pourrait se retrouver démythifiée. Ce qui créerait des conditions plus démocratiques pour la confrontation des arguments.
B. Les nécessaires moments de travail en commun entre les défenseurs des travailleurs et les juges de « parti pris ».
Le souhait a été exprimé que les conseillers prud’hommes « ne se transforment pas progressivement en magistrats professionnels n’ayant d’autre souci que la décision conforme à la jurisprudence dominante afin d’éviter la réformation par la Cour [10] ».
En ce qui concerne les conseillers prud’hommes élus sur les listes de la CGT, il ne devrait pas normalement y avoir d’inquiétude sur les risques de connivence avec des magistrats bien-pensants défenseurs de l’ordre établi. Il a été rappelé qu’ils sont en toute légitimité des juges de « parti pris [11] ». « Le fait par la C.G.T. d’avoir affirmé notamment que ces candidats auraient un parti pris contre « l’injustice » et la volonté d’une défense des salariés « sans compromission avec le patronat » n’implique nullement que ces derniers aient accepté le mandat impératif de juger dans un sens déterminé [12] ».
Le militant syndical qui s’engage dans le mandat prud’homal n’a pas vocation à devenir un magistrat qui a rompu tout lien avec sa classe. « La moitié des juges sont des ouvriers, qui se comporteront toujours avec équité envers l’ouvrier, au lieu de voir en lui un ivrogne, un insolent ou un ignorant (c’est ainsi que les ouvriers sont considérés par la majeure partie des juges fonctionnaires, qui se recrutent dans la classe de la bourgeoisie, dans la classe des possédants, et qui conservent presque toujours leurs attaches avec la société bourgeoise, avec les fabricants, les directeurs, les ingénieurs, mais sont séparés des ouvriers comme par une muraille de Chine) [13] ».
Les sessions de formation des militants investis du mandat prud’homal ne sauraient se limiter à permettre l’acquisition des connaissances fondamentales de la procédure et des techniques (ou de l’art) de rédaction du jugement. Elles sont également l’occasion d’une réflexion collective sur la démarche, à suivre du point de vue de la « défense des droits des travailleurs » [14] , en matière de qualification des faits ou de requalification.
J’en profite pour faire une petite mise au point. L’ambition des militants conseillers prud’hommes n’est pas de se contenter, lors du délibéré qui suit l’audience de départage, de livrer un témoignage sur la condition ouvrière au juge professionnel faisant office de juge départiteur désireux de découvrir l’environnement social de l’affaire à juger [15]. Le juge élu ne se voit pas comme un ramasseur de balles pour le juge professionnel. Il tient à participer pleinement à l’échange en prenant la raquette en vue d’asséner le smash gagnant.
Les quelques années que j’ai consacrées à la formation des conseillers prud’hommes de la CGT m’ont permis de faire un constat. Les sessions de formation les plus stimulantes, qui ont permis de nourrir des échanges fructueux dans le travail d’élaboration d’une approche offensive du procès prud’homal, ont été animées par des défenseurs ou des conseillers prud’hommes pratiquant eux-mêmes la défense (devant un autre conseil ou devant une autre section de leur conseil, à l’époque où c’était encore possible).
La dénonciation devant le juge des référés prud’homal de la discrimination dont étaient victimes les militants CGT de l’usine de Peugeot Sochaux en matière salariale et d’évolution professionnelle a été le fruit d’un travail en commun mené par les défenseurs et les conseillers prud’hommes engagés dans l’activité prud’homale.
Au début des années 1990, une session de formation de cinq jours à a été consacrée à l’étude du référé prud’homal. La question de savoir si l’appréhension de la discrimination rentrait dans les pouvoirs de la formation de référé a été au cœur des échanges.
Quelque temps après, en octobre 1992, dans le prolongement de cette formation, un article a été écrit pour le Droit Ouvrier, « Le référé prud’homal face aux discriminations [16] ».
En 1995, les militants de la CGT qui voulaient en découdre avec Peugeot ont rencontré un défenseur qui a leur a proposé de réaliser une « première ». Aller dénoncer haut et fort la discrimination syndicale en matière salariale et d’évolution professionnelle devant le juge des référés et se battre pour convaincre que le juge des référés avait tout pouvoir pour neutraliser les effets de cette discrimination constitutive d’un « trouble manifestement illicite ». Cette action menée par des militants déterminés a donné lieu à plusieurs audiences de la formation de référé. Les circonstances ont fait que siégeait lors de la première audience un conseiller salarié ayant suivi les travaux de la session de formation consacrée aux pouvoirs du juge des référés prud’homal. Il ne s’est bien sûr pas mis d’accord avec le conseiller employeur qui exprimait ouvertement son approbation avec l’avocat de Peugeot qui défendait la thèse prônant que la preuve de la discrimination présente un caractère de complexité qui interdit l’intervention du « juge de l’évidence ». Il y a donc eu ensuite une audience de départage, un autre délibéré et l’ordonnance du 4 juin 1996, commentée en termes particulièrement élogieux par Jean-Maurice VERDIER [17].
L’affaire Peugeot est juste un exemple d’une démarche, permise par le temps de la réflexion et de la formation, qui consiste à faire du procès prud’homal une tribune pour la dénonciation des pratiques patronales attentatoires aux libertés individuelles et collectives des travailleurs combatifs.
II. Le temps de l’action visant à la contestation de l’ordre patronal.
Les longs délais que mettent aujourd’hui les conseils de prud’hommes à se prononcer sur les demandes sont mis en accusation. Ils laissent en effet rêveurs… « Paris est passé d’une durée moyenne de 14, 8 à 16,7 mois, Bobigny de 19,2 à 22,9, Longjumeau de 14,4 à 17,4, Nanterre de 19 à 21,4 mois. France entière, les longues durées touchent un nombre croissant d’affaires, avec une médiane qui passe de 7,7 mois à 9 mois de 2005 à 2009 [18] ». Cette durée déraisonnable du procès prud’homal atteint également la procédure d’urgence. Dans les affaires sensibles, qui mettent question l’étendue du pouvoir patronal (par exemple, les contentieux suscités par les licenciements discriminatoires qui donnent lieu à des demandes de remise en état devant la formation de référé), quand tout se passe bien pour le demandeur salarié, il y a un partage de voix. Et c’est là que survient l’irritante question de savoir combien de temps va s’écouler avant que survienne l’audience de départage. Celle-ci va-t-elle se tenir « en temps utile » ?
Il y a un enjeu autour du moment auquel va se tenir l’audience qui risque de voir les juges prud’homaux rentrer en voie de condamnation. Les employeurs savent combien leur est profitable le temps qui passe. Les défenseurs des travailleurs ont eu à plusieurs reprises l’occasion de vérifier qu’une audience publique la plus rapprochée possible de l’évènement mis en cause par le demandeur permet de donner toute sa force à la dénonciation du comportement patronal.
Une conception militante de la défense prud’homale ne conduit pas nécessairement à transformer l’audience en un meeting où sera prononcé un discours énumérant les méfaits du capitalisme. Les débats judicaires peuvent être l’occasion d’une rencontre, à partir d’un examen minutieux des faits et d’une discussion sur leur qualification, avec des juges également soucieux de défendre les libertés. Mais la démonstration du caractère liberticide de la mesure patronale qui se pare des vertus d’une gestion raisonnable est très souvent soumise à la condition que soit préservé, tout au long de l’audience, le temps de la parole.
A. Le sens de la bataille permanente pour l’intervention judiciaire en « temps utile ».
Il a été rappelé, à l’occasion du commentaire des jugements du 18 janvier 2012 par lesquels le Tribunal de grande instance de Paris a condamné l’Etat pour les délais déraisonnables de la procédure prud’homale que « le rapport au temps entre les parties au procès prud’homal n’est pas le même » [19].
Ce constat d’une inégalité face au temps n’est pas nouveau. Il a déjà fait l’objet d’observations très pertinentes dans les années 1970. « L’inégalité des parties au procès prud’homal se manifeste aussi dans le rapport différent qu’elles entretiennent au temps. Pour le demandeur salarié, la créance est souvent l’expression d’un besoin directement lié à la vie quotidienne… L’entreprise elle, est le plus souvent « organisation », donc impersonnelle. Elle dispose d’une trésorerie…. Sa résistance à la demande du salarié n’est souvent qu’une manifestation de sa politique du personnel. En faisant traîner les choses, l’entreprise renforce son pouvoir disciplinaire sur les salariés en poste et démontre l’étendue de son pouvoir disciplinaire extra-muros. La résistance à la demande légitime, même lorsqu’elle s’avère financièrement coûteuse, repousse dans le futur l’élucidation des causes d’un conflit et en occulte le sens… Si le procès prud’homal trouvait sa solution judicaire de façon trop rapprochée du licenciement, l’illégitimité de la décision prise par l’entreprise risquerait de provoquer des effets négatifs au regard de la politique de « pacification »sociale justement recherchée par cette décision de licenciement disciplinaire. Pour des raisons matérielles et morales, le salarié souhaite une justice prud’homale rapide. Pour des raisons disciplinaires et gestionnaires, l’entreprise a intérêt à une justice ralentie [20] ».
Il n’est dès lors guère surprenant de rencontrer chez le juriste patronal et chez le défenseur syndical des conceptions antagonistes des possibilités d’intervention du juge des référés prud’homal.
Le militant patronal s’attache à mettre en avant que la formation de référés a des pouvoirs des plus limités, dans la mesure où elle « ne saurait aborder le fond du litige » et que le véritable examen de l’affaire aura lieu plus tard, devant le « juge du fond », c’est à dire le bureau de jugement du conseil de prud’hommes [21].
Le défenseur des droits des travailleurs a à cœur de montrer que les textes n’interdisent pas au juge des référés de s’intéresser de près aux faits et qu’il est même souhaitable de le saisir le plus tôt possible afin de « prévenir un dommage imminent » (par exemple, un licenciement annoncé) [22].
Lorsque le demandeur à l’action intentée devant le juge des référés prud’homal invite les juges à se prononcer sur un comportement attentatoire aux libertés, il est quasiment acquis que l’on s’oriente vers une audience de départage. En phase avec une logique d’intervention en urgence, les dispositions du Code du travail prévoient que l’audience présidée par le juge départiteur « doit être tenue sans délai et au plus tard dans les quinze jours du renvoi [23] ». Seulement, comme l’attestent les condamnations de l’Etat pour déni de justice, les délais observés avant que soit prononcée la décision de la formation présidée par le juge départiteur n’échappent pas à la règle du déraisonnable [24].
Lorsqu’une action judicaire est engagée à l’encontre d’une mesure patronale discriminatoire, l’audience du juge des référés est une caisse de résonnance particulièrement bien venue pour la dénonciation. La pratique mise en cause n’est pas présentée comme anodine. Il s’agit d’un « trouble manifestement illicite »… Le bref laps de temps entre la saisine et l’audience permet de mobiliser beaucoup plus facilement non seulement ceux qui sont invités à manifester leur solidarité par leur présence physique à l’audience mais aussi ceux qui il est demandé de participer à la défense en versant aux débats les attestations qui vont permettre de mieux déceler la part du mensonge et de la vérité. Si une seconde audience doit se tenir, du fait de la mise en partage des voix entre les conseillers des deux collèges opposés, nous ne sommes plus en présence d’une véritable justice de l’urgence, si les débats reprennent plusieurs mois plus tard.
D’une part, il y aura peut-être beaucoup moins de monde pour accompagner la dénonciation de la remise en cause des droits et libertés des travailleurs, le temps étant passé par là… D’autre part, s’il est pris une ordonnance faisant injonction à l’employeur de cesser un pratique ou prononçant une mesure de remise en état, il restera le constat qu’en matière prud’homale ce n’est pas la célérité qui caractérise l’intervention du juge présenté comme devant jouer un rôle préventif.
Il a été relevé qu’il est permis de s’interroger sur les effets des condamnations de l’Etat pour les délais déraisonnables de la procédure prud’homale. « Dès lors, si l’on peut se réjouir du sens de ces décisions, il est de tout de même permis de s’interroger sur leur efficacité au regard de la faiblesse des montants alloués. En effet, dans les trois affaires, l’Etat a été condamné à une somme variant entre 2 000 et 5 000 euros au titre des dommages et intérêts et enter 1 500 et 2 500 euros au titre de l’article 700 du CPC. De quoi rester perplexe sur l’effet dissuasif de ces jugements. Comment croire que l’Etat va réagir face à ces dénis de justice quand ces dénis de justice lui coûtent infiniment moins que les économies réalisées, notamment en terme de personnel ? ». [25]
Les organisations syndicales de salariés se sont également émues devant les dénis de justice occasionnés par le manque de moyens donnés aux conseils de prud’hommes. Mais, le moins que l’on puisse dire, c’est que la situation n’a pas beaucoup évolué. Il n’y a pas eu une mobilisation générale dont la puissance a eu pour effet de contraindre les pouvoirs publics à accélérer le tempo de la justice du travail.
Il reste quand même des perspectives de combats…. à gagner.
Lorsque se présente une affaire « de principe » qui conduit à la saisine du juge des référés prud’homal et que le départage apparaît comme une éventualité des plus probable, il appartient au défenseur militant et à l’organisation qui est de total « parti pris » contre l’injustice de faire le siège du président du conseil de prud’hommes et, en cas de besoin, du Premier président de la cour d’appel jusqu’à ce soit mises en place les conditions de la tenue d’une audience de départage en « temps utile », c’est-à-dire dans la foulée de la première audience.
B. L’enjeu du temps de la parole, agent de la subversion.
Le texte est limpide. « La procédure prud’homale est orale ». [26]
Pour le défenseur des travailleurs, l’oralité est un acquis précieux. Je cite encore Lénine, lorsqu’il soulignait en quoi l’attachement des juges prud’homaux à l’oralité les distinguait des « juges fonctionnaires ». « Le principal souci des juges fonctionnaires est que l’affaire soit réglée dans le respect des formes : pourvu que les papiers soient établis en bonne de due forme, le reste importe peu au fonctionnaire, dont l’unique ambition est de percevoir son traitement et de se faire bien voir de ses supérieurs... Tandis que les juges élus parmi les patrons et les ouvriers ne regardent pas seulement les paperasses, mais aussi la façon dont les choses se passent en réalité ». [27]
L’oralité, c’est donc ce qui permet de faire écouter la « note juste », celle qui va faire rentrer dans la salle d’audience un peu de la vie de l’entreprise [28].
Le principe d’oralité risque bientôt de courir de réels dangers si se confirme la tendance actuelle [29], observée notamment dans les chambres sociales des cours d’appel intervenant en matière prud’homale, qui consiste à privilégier la lecture des conclusions et à inviter les défenseurs de se contenter de simples observations.
Les défenseurs militants se doivent d’engager un combat résolu contre toute tentative de réduire à une peau de chagrin le principe d’oralité.
Surtout si l’on est convaincu que la parole peut être l’agent de la subversion.
Ce propos mérite peut-être quelques explications.
Je vais prendre comme exemple le contentieux de la requalification du licenciement présenté par l’employeur comme reposant sur une « cause réelle et sérieuse » en un licenciement discriminatoire ou portant atteinte à une liberté individuelle du travailleur.
En général, l’employeur qui est conseillé par des juristes compétents a construit un dossier étoffé pour rendre présentable le licenciement discriminatoire ou liberticide. Le défenseur du travailleur doit donc méthodiquement démonter le mécanisme et faire apparaître que les reproches qui sont inscrit dans la lettre de licenciement ne sont que des « prétextes » visant à masquer le licenciement attentatoire à la liberté individuelle ou collective.
Les explications écrites, qu’elles proviennent des conclusions ou des documents annexés à celles-ci (courriers ou notes de service de la direction, attestations rédigées en faveur du salarié demandeur) ne sont pas toujours suffisantes pour que survienne la condamnation judiciaire.
Le montage réalisé par les services de l’employeur peut donner une impression de complexité pouvant faire hésiter les juges à conclure à l’existence de la discrimination dénoncée par le demandeur, surtout s’il faut après, au moment de la rédaction de la décision, expliquer clairement de quelle manière a été échafaudé l’illicite. Les juges peuvent ainsi succomber à la tentation du débouté. C’est tellement plus simple de paraphraser la lettre de licenciement… « Lorsqu’un juge adopte une solution, c’est bien souvent que la décision inverse lui paraît impossible à rédiger, pas davantage » [30]. La parole, en permettant de faire vivre quelques instants l’ambiance de l’entreprise, peut faire pencher la balance du côté de l’intelligence de la situation discriminatoire. L’attention des juges sera attirée sur le « détail » qui révèle le caractère artificiel des explications du défenseur de l’employeur. Et le rédacteur du jugement ou de l’ordonnance à venir, grâce à la tranche d’humanité permise par l’audience, trouvera le fil qui lui permettra, d’une écriture fluide, de motiver la condamnation des procédés patronaux attentatoires aux libertés des travailleurs.
Mais la parole a également, et peut-être essentiellement, pour vertu de créer l’étincelle qui va donner envie au juge de rejoindre le combat mené contre le patron pour la défense des libertés.
Prononcer une mesure de remise en état, en l’occurrence ordonner la poursuite du contrat de travail, pour faire cesser les effets d’un licenciement discriminatoire ou irrespectueux des droits de la personne, n’est pas un acte anodin. Stigmatiser ici l’exercice du pouvoir patronal comme « un trouble manifestement illicite » marque une distance certaine avec le discours qui veut que l’objectif premier des salariés soit de concourir de manière dynamique à l’activité de production. Lorsque les juge font injonction, sous astreinte, de redonner toute sa place au gréviste et au militant syndical dont l’activité revendicative a déplu, au travailleur à l’état de santé défaillant qu’il faut préserver d’un rythme trop soutenu, ils savent qu’ils vont créer du désordre chez celui qui entend affirmer la primauté du chef d’entreprise. Bref, ils rejoignent les rangs des contestataires de l’ordre patronal.
La parole joue certainement un rôle primordial en permettant le déclic qui va conduire les juges à s’immiscer dans le fonctionnement de l’entreprise, dont il faut laisser les managers se donner les moyens de gagner la bataille de l’emploi.
Le défenseur des travailleurs sait que la parole est de nature à réveiller la sensibilité à la défense de valeurs qui dépassent l’intérêt des gestionnaires de l’entreprise. Les « tranches de vie » permises par l’audience peuvent donner aux juges envie de procéder à un rappel des principes affirmant la dignité du travailleur et de prendre une décision qui va finalement les conduire à créer de la liberté dans l’entreprise.
Si le militant en fait bon usage, la victoire judiciaire est susceptible de stimuler de futures batailles ne se limitant pas à la salle d’audience.
Elle peut donner un regain de force à l’idée que la discrimination et les atteintes aux libertés sont des choses détestables et inacceptables socialement. Il s’agira alors de convaincre qu’il s’agit de maux inhérents au système d’exploitation et que leur disparition suppose l’action collective des travailleurs pour la suppression du capitalisme.
Il ne serait en définitive guère surprenant que l’étincelle allumée lors des débats judiciaires ait un prolongement révolutionnaire. Il suffit de se souvenir des perspectives qui étaient celles des rédacteurs de l’Iskra [31].
Annexe :
(ce même article à télécharger au format .pdf)
[1] VERGES, De la stratégie judicaire, Les Editions de Minuit, 1968
[2] J. VERGES, op. cit., 86.
[3] « Cependant, pour les gens de robe, juges, procureurs ou avocats, le procès normal reste le procès de connivence » (J. VERGES, op. cit., 114).
[4] Voir, à ce sujet, P. MOUSSY, « Variations sur la requalification », Dr. Ouv. 2000, 323.
[5] Actuel art. R. 1453-2 C. trav.
[6] A. SUPIOT, Les juridictions du travail, Dalloz, 1987, 505 et s.
[7] « Représentation obligatoire des salariés devant la Cour de cassation par des avocats aux Conseils. Recours de
la CGT devant le Conseil d’Etat », Dr. Ouv. 2005, 39.
[8] B. DURRUTI, intervention au cours d’un grand meeting antiparlementaire tenu durant l’automne 1935 (cité par H. EINZENSBERGER, Le bref été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durutti, Gallimard, 1975, 102-103).
[9] T. GRUMBACH, La défense prud’homale, tome 1, apil, 36 et s.
[10] T. GRUMBACH, op. cit., 57.
[11] Nous ne reviendrons pas ici sur la nature objectivement « impartiale » de la juridiction prud’homale en raison de la parité et de l’intervention du juge départiteur en cas de désaccord entre les juges élus.
[12] CA Montpellier, 5 février 1980, Dr. Ouv. 1980, 300.
[13] Lénine, « A propos des conseils de prud’hommes », Dr. Soc. 1998, 57.
[14] Tiennot GRUMBACH nous rappelait constamment la distinction entre le défenseur, défenseur du travailleur, et le conseiller prud’homme élu dans le collège « salariés », défenseur des droits du travailleur.
[15] « Mais l’art de bien juger n’est pas fait exclusivement de savoirs juridiques et de techniques procédurales ; il faut au juge une connaissance suffisante des milieux sur lesquels il doit exercer sa mission et de l’environnement social et économique des affaires qu’il a à traiter. Le déficit se cette fois plutôt du côté des juges professionnels » (J. POUMAREDE, « Faut-il élire les juges », La légitimité des juges, 222).
[16] Dr. Ouv. 1992, 366 et s.
[17] CPH Paris (Référé – Juge Départiteur), 4 juin 1996, Hennequin et autres contre Sté Automobiles Peugeot, Dr. Ouv. 1996, 381 et s. note J.M. VERDIER. Voir, également, P. RENNES, « Peugeot Sochaux. Le droit de rayonner », Le Peuple du 11 novembre 1998, 30 et s.
[18] E. SERVERIN, « Le procès des délais de procédure prud’homale », Revue de Droit du Travail 2012, 472.
[19] D. METIN, S. DOUDET, « Délais raisonnables de la procédure prud’homale : l’Etat condamné », Semaine sociale Lamy, 12 mars 2012, 10.
[20] T. GRUMBACH, op. cit., 29 et s.
[21] Voir, à ce sujet, le Petit Guide de Poche 1993, « Introduction à la fonction de conseiller prud’homme employeur », 24 et s.
[22] P. MOUSSY, « A propos de l’article R. 516-0 du Code du Travail (Existe—il une approche syndicale du procès prud’homal ?) », Dr. Ouv. 1998, 152 ; P. MOUSSY, « Où en sommes-nous de nos amours ? (à propos de l’affirmation du référé prud’homal comme un chemin incontournable pour une défense efficace des droits des travailleurs) », 280.
[23] Art. R. 1454-29 C. trav., al. 2
[24] P. MOUSSY, « la justice prud’homale de l’urgence est en danger ! Les patrons et l’Etat sont co-responsables ! », http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article434.
[25] M. BECKERS, note sous TGI BobIgny, 17 avril 2008, TGI Paris, 27 octobre 2010, TGI Paris, 20 octobre 2010, Dr. Ouv. 2011, 176 ?
[26] Art. R. 1453-3 du Code du travail.
[27] Lénine, art. préc., 57 et s.
[28] P. MOUSSY, « Oralité et représentation des parties », Dr. Ouv. 2004, 113.
[29] S’expliquant en grande partie par l’encombrement des juridictions et la recherche de la productivité dans le traitement des dossiers.
[30] F. SUREAU, Le chemin des morts, Gallimard, 2013, 39.
[31] L’Iskra (L’Etincelle), publié pendant trois ans à partir de 1900 sous la direction de Lénine , Martov et Plekhanov, était le journal du Parti ouvrier social-démocratique de Russie, qui se revendiquait sans aucune ambiguïté comme révolutionnaire.
Pascal MOUSSY
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