Chronique ouvrière

C’est exclusivement aux grévistes de se faire juges de l’opportunité d’arrêter le travail !

lundi 13 mars 2023 par Pascal MOUSSY
Tribunal judiciaire Chambéry 23 février 2023.pdf

L’exercice du droit de grève n’est pas protégé par la loi pénale. « L’atteinte au droit de grève n’est pas, en l’état actuel des textes, constitutive, à elle seule, d’une infraction pénale. Il n’y a infraction que si l’atteinte au droit de grève constitue en même temps une atteinte au libre exercice du droit syndical (C. trav, art. L. 2141-5, L. 2146-2), ce qui sera avéré si l’employeur use de moyens illicites pour faire pression sur l’action syndicale ou si une sanction après grève vise les seuls syndiqués » (voir G. AUZERO, D. BAUGARD, E. DOCKES, Précis Dalloz de droit du travail, 36e éd., 1965 et s.).

Cette assimilation de la tentative de remettre en cause le droit de grève à une entrave à l’exercice du droit syndical a été consacrée par un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 15 décembre 1981 (n° 81-90.172 ; Bull. Ch. crim., n° 330). « S’il est exact que la seule participation à une grève ne suffit pas à caractériser, par elle-même, une action syndicale, il en est autrement lorsque, en l’espèce, il résulte des énonciations des juges du fond que le mouvement avait été déclenché par une organisation en vue de la satisfaction professionnelles et collectives et que les mesures prises par l’employeur contre l’ensemble des grévistes ont eu pour objet et pour résultat de briser l’action syndicale ». En l’espèce, l’employeur avait licencié des salariés qui avaient participé à la grève.

Il a été également jugé qu’était constitutif d’une entrave à l’exercice du droit syndical l’affichage par l’employeur d’un avis informant les agents de l’établissement de Paris-sud de la SNCF du point de vue unilatéral de l’employeur sur la régularité d’un préavis et les mettant en garde contre toute cessation de travail (Cass. crim. 26 mars 2008, n° 07-94.308).

La tentative par l’employeur d’empêcher les salariés de participer à une grève, et par là-même de porter atteinte à l’exercice du droit syndical peut conduire une organisation syndicale d’engager une action en réparation devant le juge statuant en matière civile.

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’intervention du jugement du Tribunal judiciaire de Chambéry (chambre civile) du 23 février 2023, des dirigeants d’une société spécialisée dans la production des produits de chlore, de la soude et de l’hydrogène avaient manifesté leur franche hostilité à des journées de grève observées en avril 2016 à l’encontre de la « loi Travail ».

Les termes du courrier intitulé « Lettre ouverte à M. le Secrétaire du syndicat CGT » adressé au secrétaire général du syndicat CGT du Site Chimique de Pont de Claix, puis diffusé sur le site intranet de l’entreprise, étaient sans équivoque.

Après s’être plaints des méfaits de la concurrence et après avoir insisté sur la nécessité d’une stratégie offensive en direction d’une clientèle captive, les deux dirigeants entrent en voie de récrimination.

« Dans ce contexte, nous avons été très choqués par l’appel à la grève lancé pour la journée du samedi 2 avril, soit deux jours après le mouvement national, et donc totalement déconnecté de celui-ci. Malgré de nombreuses tentatives d’explications faites par l’encadrement sur les conséquences néfastes pour notre client et notre entreprise, l’appel à la grève de six heures (avec une période de cinq heures entre les deux mouvements) n’a cependant pas été levé.

Au final, cette grève du samedi 2 avril n’a eu aucun effet sur la cause qu’elle prétendait défendre. Les seules conséquences ont été pour VENCOREX : des nouvelles pertes de production et donc de vente.

Au moment où nous devrions consacrer toute notre énergie à préparer notre avenir commun en concrétisant nos projets et à renforcer nos liens commerciaux, nos équipes de vente doivent à nouveau expliquer à nos clients, qui nous font vivre, que nous ne sommes pas en mesure de leur fournir les produits qu’ils attendent de nous. C’est une situation regrettable et nous espérons qu’elle ne se reproduira plus ».

Le Tribunal judiciaire de Chambéry a considéré que les propos ressortant de ce courrier qui avait été diffusé auprès des salariés de l’entreprise constituaient une atteinte à la liberté syndicale après avoir souligné qu’il n’appartenait pas à une société ou à ses représentants de donner une opinion subjective sur l’utilité d’une organisation syndicale représentative au sein de l’entreprise qui tire sa légitimité d’une liberté fondamentale.

« Une organisation syndicale est en droit de déposer un préavis de grève pour contester une loi qu’elle considère comme contraire aux intérêts des salariés même si l’exercice de ce droit aura nécessairement un impact sur le fonctionnement de l’entreprise privée.

En outre, le choix dans un premier temps d’envoyer ce courrier directement au secrétaire général du syndicat CGT du site Chimique de Pont de Claix puis de le diffuser ensuite à l’ensemble des salariés via le site intranet de l’entreprise démontre le volonté de la société de discréditer l’action syndicale auprès de l’ensemble des salariés et non simplement, comme elle le soutient, d’alerter la CGT sur les conséquences notamment économiques d’une grève au sein de l’entreprise au regard de ses particularités techniques.

Par ailleurs, la conclusion du courrier « C’est une situation regrettable et nous espérons qu’elle ne se reproduira plus » peut être considérée comme une volonté de dissuader de futurs mouvements sociaux dans la mesure où il émane de l’entreprise et de son personnel dirigeant et qu’il a été diffusé à l’ensemble des salariés. Le courrier a été signé par les membres du comité de direction de l’entreprise en leur qualité professionnelle, sur un courrier de la société. Ils ne peuvent donc se prévaloir d’une liberté d’expression personnelle, puisqu’ils ont agi en qualité de représentants de l’entreprise. A ce titre, l’entreprise et les signataires, du fait de leurs responsabilités, ne pouvaient ignorer l’effet induit par un tel courrier, qui conclut que l’exercice par les salariés de leur droit de grève constitue un évènement « regrettable » dont les signataires espèrent qu’il ne se « reproduira plus ».

Cet diffusion du courrier incriminé à l’ensemble de l’entreprise en vue de discréditer l’action du syndicat et de de dissuader les salariés de participer à de futurs mouvements sociaux constituait donc une atteinte à la liberté syndicale et au choix de chaque salarié d’exercer son droit de grève. Le Tribunal judiciaire a condamné ce comportement fautif de l’employeur au sens de l’article 1240 du Code civil (aux termes duquel « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ») par l’attribution de 2 500 euros de dommages et intérêts au syndicat CGT du Site Chimique de Pont de Claix.

Cette décision du Tribunal judiciaire de Chambéry n’acceptant la démarche patronale visant à discréditer la participation à la grève en mettant en avant une soi-disant inopportunité de l’appel à l’action collective est à reprocher de l’attendu de principe de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 2 juin 1992 (n° 90-41.368 ; Bull. V, n° 356) : « Si la grève suppose l’existence de revendications de nature professionnelle, le juge ne peut, sans porter atteinte au libre exercice d’un droit constitutionnellement reconnu, substituer son appréciation à celle des grévistes sur la légitimité ou le bien-fondé de ces revendications ».

Ce rappel de l’interdiction de se substituer à l’appréciation autonome des organisations syndicales et des salariés sur la justesse des revendications appelant à l’arrêt concerté de travail est particulièrement bien venu. Au cas où des employeurs adeptes de la longévité de l’exploitation tenteraient d’intimider les salariés souhaitant participer à des mouvements de grève de nature à faire remballer le projet d’allonger l’âge de la retraite en se sentant stimulés par les propos présidentiels comptant sur « l’esprit de responsabilité » des syndicats pour que le mouvement de contestation « ne bloque pas la vie du reste du pays » .


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